« J’ai honte »: complices d’une fraude sur TikTok à leur insu

Thérèse a perdu près de 18 000 $ dans une fraude après avoir vu une vidéo sur TikTok.

Des Québécoises ont été complices sans le savoir d’une vaste fraude amorcée sur TikTok qui leur a fait perdre plus d’une centaine de milliers de dollars à elles et leurs proches.


Fin septembre, Thérèse Beauchemin, une préposée aux bénéficiaires de Val-d’Or, cherche à augmenter ses revenus avec un travail en ligne. Sur TikTok, elle tombe sur une vidéo d’une femme nommée Ghislaine qui présente une occasion de faire de l’argent avec une boutique en ligne.

« Certaines boutiques génèrent tellement de revenus que tu pourrais prendre ta retraite assez rapidement », dit Ghislaine sur la vidéo, invitant les gens à lui faire signe pour en savoir plus.

Thérèse contacte donc Ghislaine, qui lui explique qu’il est possible d’investir en ligne dans des dépanneurs de la chaîne bien connue aux États-Unis 7-Eleven et de toucher une commission sur les ventes. Cette femme à la fin cinquantaine, toupet carré, un peu ridée, qui parle avec un accent québécois sur TikTok, lui inspire confiance. « Ghislaine, pour moi, c’était une mamie », dit Thérèse.

Malhabile avec la techno, Ghislaine confie Thérèse aux soins d’une dénommée Camilla Lopez, à Toronto. Les deux femmes clavardent durant des heures sur l’application Telegram, en français.

Étape par étape, Camilla accompagne Thérèse dans la création d’un compte sur la plateforme de cryptomonnaie Newton, qui lui permettra ensuite d’investir dans les 7-Eleven.

Promesses de rendements

Une fois ces formalités accomplies, Thérèse se lance. Sur une application 7-Eleven installée sur son iPhone, elle peut investir son argent dans un dépanneur d’un simple coup de pouce. Le premier qu’elle choisit, par exemple, le « prémium », coûte 1580 $US et est censé rapporter 55 à 65 $US par jour.

Plus de 80 autres investisseurs québécois font partie de la même « équipe » que Thérèse sur un groupe Telegram.

Au sein de ce groupe, Thérèse se lie rapidement d’amitié avec Guylaine Dorval, de Sherbrooke. Comme elle, Guylaine est préposée aux bénéficiaires et a 53 ans. Elle voudrait travailler de la maison pour avoir le temps d’aider sa fille aux prises avec un trouble de l’apprentissage à décrocher son diplôme d’études secondaires.

Guylaine a aussi eu vent de l’occasion d’investir dans les 7-Eleven en visionnant la vidéo TikTok de Ghislaine. Mais, dès le début, elle se méfie, et décide d’investir dans le plus petit dépanneur proposé, qui coûte 260 $US et est censé rapporter de 10 à 12 $ par jour.

Pour vérifier s’il s’agit d’une arnaque, Guylaine tente de retirer des petites coupures. Surprise : la transaction fonctionne. « Quand tu sais que tu reçois de l’argent, que tu peux retirer, c’est alléchant, dit-elle. Parce que tu te dis : “c’est pas une arnaque d’abord, je suis capable de retirer” ».

« On se pinçait »

Pour faire rouler leurs dépanneurs, Guylaine et Thérèse travaillent fort. Elles sélectionnent les produits à vendre, comme les croustilles, les friandises glacées, les boissons gazeuses, l’alcool. Et chaque jour, elles doivent partager des captures d’écran de leurs rapports de ventes quotidiennes.

Thérèse et Guylaine peuvent toucher des bonis si elles réussissent à recruter d’autres investisseurs. Alors, elles persuadent des membres de leurs familles ou leurs amis d’embarquer. Guylaine convainc 7 personnes; Thérèse, 3.

Sur la plateforme 7-Eleven, elles sont constamment incitées à faire des « upgrades » de dépanneurs. Attiré par une promotion d’Halloween, un proche de Guylaine, par exemple, transfert 2600 $ en cryptomonnaie pour passer au dépanneur « Shopping mall », un des plus gros, qui promet de rapporter 400 $ par jour.

Cette photo truquée d'un faux dépanneur 7-Eleven était utilisée par les fraudeurs pour appâter les victimes.

En près d’un mois, Guylaine et son chum investissent plus de 8000 $ dans leurs dépanneurs. Thérèse, elle, va jusqu’à 20 000 $. Certains de leurs proches contractent des prêts à la banque pour investir dans les 7-Eleven.

Ça en vaut le coup, se disent-ils. Leurs revenus grimpent de jour en jour sur la plateforme 7-Eleven, justifiant leurs investissements. « On se pinçait, dit Thérèse. Tout le monde on se disait : “c’est trop beau pour être vrai.”»

Panique

Le matin du 2 novembre, Guylaine et Thérèse sentent que quelque chose ne va pas. Elles se rendent compte que leurs derniers retraits n’ont pas fonctionné. Puis, elles reçoivent une notification de la chaîne de dépanneurs qui leur demande de payer des taxes de plusieurs centaines de dollars pour Guylaine et de plusieurs milliers de dollars pour Thérèse.

« On est devenues paniquées. On s’est dit : “ça y est, on vient de se faire fourrer”. »

—  Thérèse

Sur Telegram, c’est la confusion chez les investisseurs. Certains refusent de croire à une arnaque et proposent de payer leurs taxes. D’autres, comme Ludivine, de Montréal, qui a perdu 3300 $, tentent d’alerter le plus d’investisseurs possible avant qu’ils se fassent soutirer encore plus d’argent.

Au fil de ses conversations, Ludivine est invitée à se joindre à un groupe Telegram rassemblant des victimes de la fraude 7-Eleven à travers le monde, du Canada aux Philippines, en passant par la Belgique. Dans le groupe, ils sont 612.

Ludivine y apprend des histoires affreuses survenues à l’étranger. Des gens qui ont siphonné leurs marges de crédit ou leurs allocations familiales pour investir dans les faux dépanneurs. Une mère dont le fils s’est suicidé après avoir été victime de l’escroquerie.

En l’espace de 48 heures, entre le 2 et le 4 novembre, alors que les esprits s’échauffent au Québec dans les groupes de discussion 7-Eleven, tout dégringole. L’application cesse de fonctionner. Camilla Lopez disparaît. Les investisseurs ne peuvent plus retirer les milliers ou les dizaines de milliers de dollars qu’ils ont placés dans les dépanneurs.

Pour convaincre les victimes de payer de fausses taxes, les fraudeurs ont «suspendu» leurs comptes de transactions.

Avec le recul, Guylaine et Thérèse font le calcul: en comptant leurs propres pertes, ainsi que celles des proches qu’elles ont recruté, elles ont perdu 113 461 $ dans cette arnaque.

« Je m’en veux vraiment beaucoup, beaucoup, dit Guylaine, la voix nouée. Parce que j’ai mis du monde dans la marde qui ne devait pas être dans la marde. »

Depuis que le stratagème a éclaté, Thérèse est rongée par la culpabilité d’avoir recruté des proches, même si elle ne savait pas qu’elle se faisait aussi arnaquer. « J’ai honte », dit-elle. « On pense tous qu’on est à l’abri de ce genre de fraude là, mais finalement, on se fait avoir. C’est le désir d’une vie meilleure qui nous fait tomber. »

« On s’est tous fait avoir »

Jointe au téléphone par les Coops de l’information, Ghislaine, l’auteure de la vidéo TikTok, affirme avoir créé cette promotion de sa propre initiative. Elle dit qu’elle l’a fait pour recruter des investisseurs chez 7-Eleven en pensant qu’elle toucherait aussi des commissions.

Ghislaine ajoute qu’elle s’en veut d’avoir incité, malgré elle, des gens à perdre de l’argent dans une fraude. « On s’est tous fait avoir », dit-elle.

Plainte à la police

Peu de temps après avoir découvert l’escroquerie, Guylaine porte plainte à la police de Sherbrooke, qui a confirmé aux Coops de l’information l’avoir reçue.

« Des cas comme ça, on en a tous les jours, se désole Martin Carrier, porte-parole de la police de Sherbrooke. Les gens se font prendre tous les jours. »

Les enquêtes sur ce type de fraude sont souvent effectuées en collaboration avec la Sûreté du Québec et la GRC, où Ludivine et Thérèse ont d’ailleurs porté plainte. Le travail d’enquête est « extrêmement complexe », puisque les fraudeurs viennent fréquemment de l’étranger, explique M. Carrier.

Comme dans le cas de faux 7-Eleven, les stratagèmes basés sur l’appât du gain exigent souvent que les victimes travaillent alors qu’elles se font arnaquer, note M. Carrier. De cette façon, elles ont l’impression qu’il s’agit d’un moyen légitime de gagner de l’argent.

Mais c’est une illusion. « Quand on se dit que c’est trop beau pour être vrai, dit-il, c’est souvent parce que ce n’est pas vrai. »