Bon an mal an, environ 33 000 femmes profitent du programme de prévention Maternité sans danger de la CNESST, dont l’objectif est de «maintenir en emploi les travailleuses enceintes ou qui allaitent» lorsque leur travail comporte des dangers pour la santé.
Plus de 70% d’entre elles sont plutôt retirées de leur milieu de travail sans être réaffectées à d’autres tâches, selon les données obtenues par Les Coops de l’information.
Créé en 1981 pour protéger les femmes et leurs enfants à naître sur le marché du travail, le programme Maternité sans danger est utilisé de façon très inégale. Cela fait naître un grand sentiment d’iniquité au sein des équipes de travail, constate Anne-Renée Gravel, professeure en santé et sécurité au travail à la TÉLUQ.
«On a vu des exemples où deux travailleuses de la santé, dans le même département, avec les mêmes tâches, ont eu des traitements différents: la première qui tombe enceinte est réaffectée, la seconde est retirée parce que l’employeur n’a pas trouvé de poste dédié pour elle», explique l’experte.
Professeure à l’école de gestion de l’Université de Sherbrooke, Marie-Michelle Gouin croit que des gestionnaires peuvent avoir du mal à naviguer avec la réaffectation des travailleuses enceintes.
«Lorsqu’on croit que quelque chose est compliqué, la tendance est d’aller au plus simple, c’est-à-dire vers le retrait préventif plutôt que de modifier les tâches, d’adapter le poste ou de réaffecter la travailleuse.»
— Marie-Michelle Gouin
Lorsqu’elles sont couvertes par le programme Maternité sans danger, les travailleuses en retrait préventif reçoivent 90% de leur salaire de la CNESST, pour des périodes allant de quelques semaines jusqu’à sept mois. Des employeurs sont tentés de choisir la voie qui leur semble la plus simple et la moins coûteuse.
«Le budget de mon entreprise est serré. Si je dois réaffecter une travailleuse enceinte dans une tâche où elle ne sera pas pleinement efficace comme elle l’est normalement, je suis donc perdant en termes de productivité. Il vaut mieux pour l’entreprise de la mettre en retrait préventif et d’embaucher un nouvel employé pour la durée du retrait et du congé parental», explique le chef d’équipe d’une PME québécoise, qui a demandé à conserver l’anonymat parce qu’il sait que cette analyse peut être controversée.
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Trop d’enseignantes retirées du travail
Les centres de services scolaires ont encore du mal à garder leurs employées enceintes au travail, 42 ans après la création du programme Maternité sans danger.
Majoritairement féminin, le milieu de l’enseignement doit composer avec des classes où les «agresseurs biologiques» sont très présents, tout comme les risques d’être frappée lors du travail auprès de certaines clientèles. En 2021, 80% des travailleuses du milieu de l’éducation ont obtenu un retrait préventif dès l’obtention de leur certificat médical.
Le Centre de services scolaire de la Région-de-Sherbrooke, par exemple, a composé avec 248 demandes de «Maternité sans danger» en 2018 et 2019. Durant ces deux années, seulement deux travailleuses ont été réaffectées.
Le nombre de demandes a augmenté de façon significative durant la pandémie, avec 506 certificats obtenus en 2020 et 2021. Durant ces deux années où l’école à distance s’est pourtant imposée, 19 employées ont été réaffectées.
«Affecter une personne à un nouveau type de tâches demeure complexe et nécessite du temps et de la formation», soutient Alexis Dubois-Campagna, coordonnateur du secrétariat général et des communications, pour qui cette approche demeure «exploratoire» à Sherbrooke.
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D’autres ont pris des moyens pour garder davantage de personnel au travail, en raison de la grave pénurie de main-d’œuvre. C’est le cas au Centre de services scolaire des Hauts-Cantons, en Estrie. Au début de la pandémie, 14% des travailleuses enceintes étaient réaffectées, une proportion passée à 45% en l’espace de deux ans.
La professeure Gravel croit que le milieu de l’éducation peut faire mieux avec ses travailleuses enceintes, surtout depuis que le télétravail et l’enseignement à distance ont été démocratisés grâce à la pandémie.
«Les enseignantes pourraient enseigner ou faire du soutien aux élèves à distance, monter des dossiers, des projets, faire des analyses, aider des gestionnaires... Il y a tellement de choses à faire dans ce réseau», dit-elle.
L’an passé, le gouvernement du Québec disait vouloir embaucher 2700 enseignants au niveau primaire et préscolaire, 3000 pour le secondaire, ainsi que 2700 éducatrices en services de garde dans les écoles, «d’ici 2026», soit bien davantage que n’en forment les institutions d’enseignement. Pour y arriver, il comptait même convaincre des retraitées de revenir au travail.
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Le réseau de la santé plus performant
Le réseau de la santé fait meilleure figure dans sa gestion des retraits préventifs. Plus de 16 000 travailleuses de la santé sont protégées par le programme Maternité sans danger, chaque année, dont près de 70% sont retirées du travail.
«Le réseau de la santé a connu la pénurie de personnel bien longtemps avant les autres secteurs. Les gestionnaires et le personnel ont donc appris plus vite à gérer les retraits préventifs de leurs employées enceintes ou allaitantes», indique Mme Gravel.
Les infirmières enceintes sont plus nombreuses à demeurer dans le réseau, même si leurs tâches pourraient justifier un retrait préventif, observe la professeur Gravel, de la TÉLUQ. «On a vu des infirmières qui connaissent le milieu arriver avec des propositions de tâches qu’elles pourraient faire durant leur grossesse, et c’est souvent accepté parce que les besoins sont immenses», dit-elle.
Malgré de tels efforts, de 2000 à 3000 infirmières et infirmières auxiliaires sont retirées du travail chaque année.
Le ministre de la Santé et des Services sociaux Christian Dubé a estimé en 2021 qu’il manquait 4000 infirmières dans le réseau, un chiffre qui pourrait grimper à «28 000 d’ici 2026».
Les équipes doivent parfois faire preuve de créativité. C’est le cas avec le projet de prétriage par Teams dans les urgences, qui a été mis en place au Centre hospitalier universitaire-Université Laval de Québec et au CIUSSS du Saguenay-Lac-Saint-Jean pour garder au travail leurs infirmières enceintes.
« Nous sommes d’accord sur la réaffectation pour qu’on utilise l’expertise des infirmières. Il ne faut pas non plus tomber dans la réaffectation à tout prix», soutient Isabelle Groulx, vice-présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé (FIQ), le syndicat qui représente les infirmières.
Ce risque est d’ailleurs toujours présent dans le cadre de ce programme, soutient l’experte Anne-Renée Gravel.