Chronique|

Le travail du sexe n’est pas un crime

Vaudrait-il mieux décriminaliser la prostitution?

CHRONIQUE / Les travailleuses et travailleurs du sexe se battent depuis au moins 10 ans pour pouvoir négocier ouvertement le prix de leurs services, discuter d’égal à égal avec leurs clients. Autrement dit, qu’on décriminalise ce boulot, parce que ça en est un.


Elles viennent d’être rabrouées par un juge en Ontario.

Ce qu’il faut savoir, c’est qu’un autre jugement, rendu en 2013 par la Cour suprême, avait déclaré inconstitutionnels des articles de lois qui leur interdisaient de communiquer avec les clients à propos des tarifs, de solliciter des clients sur la rue. C’est la cause Bedford c. Canada et le Canada, qui a perdu, devait biffer ces articles du Code criminel.



Mais les conservateurs de Stephan Harper étaient alors au pouvoir, et ils ont décidé de rebrasser la soupe en faisant adopter une nouvelle loi où on criminalise le fait d’acheter des services plutôt que de les offrir, mais où on retrouve essentiellement les mêmes infractions.

Le jugement, donc, n’a pas été respecté.

Les travailleuses du sexe, elles, n’en sont évidemment pas restées là, elles ont décidé d’intenter une poursuite globale en mars 2021 contre les articles qui touchent à la prostitution. Elles se sont adressées à la Cour supérieure de l’Ontario, devant laquelle elles ont plaidé que ces articles ne limitaient pas seulement leurs droits à la liberté, mais aussi leur sécurité.

Quand on a peur que la police nous arrête, on a aussi peur de l’appeler si on a besoin d’aide.



Elles demandent à travailler l’esprit tranquille.

On ne se poserait pas la question s’il s’agissait d’un autre type de travail, mais le travail du sexe dérange . Le fait que les infractions se retrouvent dans la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation est révélateur de l’esprit du législateur, qui considère de facto les travailleuses du sexe comme des personnes exploitées.

Il y en a, évidemment, dans le lot.

La loi, selon le gouvernement fédéral, viserait donc à « équilibrer les intérêts concurrents » des travailleuses et travailleurs avec « les populations vulnérables qui risquent d’être poussées, incitées ou contraintes à fournir des services sexuels par des tierces personnes qui cherchent à tirer profit des services sexuels d’autrui. »

Pour les crimes contre la personne, il existe déjà des lois.

Chapeautée par l’Alliance canadienne pour la réforme des lois sur le travail du sexe, la contestation vise à biffer complètement les infractions qui, selon leur argumentaire, briment les droits fondamentaux de ces travailleurs. L’organisme a plaidé que ces infractions augmentent les risques d’exploitation et de marginalisation, le juge Robert F. Goldstein est convaincu du contraire.

Le magistrat tranche, dans son jugement rendu en anglais, que les travailleuses du sexe sont « relativement » bien protégées, que « la réponse du Parlement à une préoccupation urgente et réelle est un régime législatif soigneusement élaboré qui interdit l’exploitation, l’aspect le plus néfaste du commerce du sexe, tout en protégeant les travailleuses du sexe contre toute poursuite ».



Soit.

Du même souffle, il affirme que « la décriminalisation de la prostitution pourrait peut-être mieux réglementer le commerce du sexe, mais qu’il revient au Parlement de légiférer à ce sujet et non aux tribunaux ».

Retour à la case départ, donc.

Cela dit, ce revers en cour est peut-être une bonne chose. Si le juge Goldstein avait donné raison à l’Alliance, son jugement n’aurait touché que les lois en Ontario. Sachant déjà que l’affaire sera soumise à la Cour d’appel, peut-être même jusqu’à la Cour suprême, un jugement en faveur des travailleuses du sexe toucherait alors les lois de tout le pays.

Mais là encore, tout dépendant de celui qui sera à la tête du pays.

Poilievre ferait comme Harper.

Force est de constater que les jugements de la Cour suprême n’ont pas tous la même force. Un autre gouvernement, à la suite de la cause Bedford il y a 10 ans, aurait pu décider d’appliquer les conclusions du plus haut tribunal du pays, de décriminaliser le travail du sexe, de suivre l’exemple d’autres États comme la Nouvelle-Zélande, qui l’a fait en 2003.

Le modèle néo-zélandais

Dans un mémoire de maitrise déposé en 2020 par Alexandre Théroux à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), on apprend que « le principal avantage du modèle néo-zélandais serait de permettre d’identifier plus facilement les travailleuses du sexe. Les maisons closes n’étant pas clandestines, des inspecteurs du gouvernement peuvent y entrer et vérifier qu’il ne s’y trouve pas de mineurs ou de victimes de traite. Le secteur des maisons closes serait donc le plus sécuritaire, très peu de violences y ont été répertoriées, alors que le travail de rue resterait le plus à risque. »



Le Canada a préféré adopter le modèle suédois, on criminalise le client. Un modèle qui a des effets pervers, au sens propre, a observé Alexandre Théroux dans son analyse. « Le modèle suédois ajouterait aux problèmes déjà présents liés au phénomène de la prostitution le fait de retrancher possiblement la prostitution encore plus loin dans la clandestinité. »

C’est ce que déplore l’Alliance.

Parce qu’il y a la loi et l’esprit de la loi, et l’esprit de la loi canadienne suppose comme objectif l’abolition du travail du sexe.

Elle suppose qu’une personne ne peut pas faire librement ce choix.

La bataille judiciaire de l’Alliance a ceci de particulier qu’elle est menée par des travailleuses et travailleurs du sexe et par une vingtaine d’organismes qui les regroupent, qui constatent à quel point la loi actuelle est cousue de fil blanc. La défaite en cour de lundi est d’autant plus regrettable qu’elle valide des infractions invalidées il y a 10 ans.

Mais le gouvernement de Justin Trudeau n’a pas à attendre que la cause remonte jusqu’à la Cour suprême, il peut suivre la suggestion du juge Goldstein et changer la loi.

Décriminaliser, pour mieux protéger.