Chronique|

Monologue québécois sur l’immigration

La ministre de l'Immigration du Québec, Christine Fréchette, soumet au débat public deux scénarios pour les quatre prochaines années: ou bien les seuils d’immigration demeurent inchangés à 50 000 par année, ou bien ils sont graduellement augmentés pour atteindre 60 000 d’ici 2027.

CHRONIQUE / Et c’est reparti pour un tour. Québec relance le débat sur l’immigration en s’interrogeant sur le profil que devraient avoir les nouveaux arrivants et le nombre de ceux-ci. Ce sera encore une fois un débat strictement québécois, car le reste du pays refuse d’avoir cette conversation. Ceux qui pensent que le chef conservateur Pierre Poilievre pourrait être l’allié fédéral de François Legault sur cette question devraient s’attarder aux fins caractères au bas de ses déclarations.


La ministre québécoise Christine Fréchette soumet au débat public deux scénarios pour les quatre prochaines années: ou bien les seuils d’immigration demeurent inchangés à 50 000 par année, ou bien ils sont graduellement augmentés pour atteindre 60 000 d’ici 2027. Le chiffre de ce second scénario est toutefois trompeur, car les immigrants arrivant par le Programme de l’expérience québécoise (surtout des étudiants étrangers) ne seraient plus comptabilisés dans le total autorisé. Comme leur nombre a atteint 24 000 certaines années, cela pourrait vouloir dire jusqu’à 80 000 nouveaux arrivants par an.

Cela n’a toutefois aucune importance d’un point de vue canadien. Quel que soit le scénario que retiendra Québec, le nombre d’immigrants reçus ici restera bien en deçà de ce que le poids démographique de la province commanderait. Le Québec abrite 22,2% de la population canadienne, ce qui lui donnerait le droit d’accepter jusqu’à 110 000 des 500 000 immigrants qu’Ottawa compte accueillir chaque année à partir de 2025. Le poids du Québec continuera donc de diminuer dans la fédération. Oui, la noyade pointe à l’horizon.



Il se bâtit au Canada entre 200 000 et 300 000 unités de logement annuellement. Selon Statistique Canada, de janvier 2022 à janvier 2023, il s’est ajouté 1,05 million de personnes sur le territoire, dont 95,9% provenaient de l’immigration. Ainsi, alors qu’une grave pénurie de logements sévit déjà, les nouvelles constructions seront insuffisantes pour couvrir les nouvelles arrivées.

C’est dans cet esprit que le Bloc québécois a fait débattre aux Communes, il y a deux semaines, une motion condamnant «l’Initiative du siècle». Cette initiative émane d’un groupe canadien-anglais et milite pour hausser la population canadienne à 100 millions d’individus d’ici 2100. La motion bloquiste affirmait que «tripler la population du Canada a des impacts réels sur l’avenir de la langue française, le poids politique du Québec, la place des premiers peuples, l’accès au logement, les infrastructures de santé et d’éducation». La motion a été défaite, mais au grand étonnement de plusieurs, elle a reçu l’appui unanime des conservateurs.

Au moins un chroniqueur canadien-anglais a interprété cet appui comme la preuve que Pierre Poilievre est prêt aux pires bassesses pour amadouer le Québec. Car évidemment, la motion bloquiste a été présentée sous le plus mauvais jour. Pendant le débat, le néodémocrate Peter Julian a soutenu que le discours bloquiste «miroite de manière très triste le discours de l’extrême droite française». Le ministre de l’Immigration a paru médusé qu’on puisse vouloir réduire les seuils. «Ce n’est pas OK pour le Bloc québécois de se cacher derrière la Century Initiative pour argumenter que le Canada a besoin de réduire le nombre de nouveaux arrivants», a dit Sean Fraser. Comme si l’idée en soi relevait de l’hérésie.

Peter Julian, leader du NPD à la Chambre des communes.

Dans les faits, les conservateurs ont rejeté l’Initiative du siècle parce qu’un de ses idéateurs d’origine, Dominic Barton, a été ambassadeur en Chine, a travaillé pour la firme-conseil McKinsey et est donc considéré comme proche de Justin Trudeau. M. Poilievre ne s’engage pas à réduire les seuils d’immigration canadiens. L’an dernier, pendant la course à la chefferie, il s’était déclaré en accord avec ceux-ci, qui étaient alors d’environ 450 000. «Nous avons besoin de main-d’oeuvre.» Il n’a pas changé d’avis depuis qu’ils sont passés à 500 000. «Il faut baser les chiffres sur le gros bon sens», a-t-il déclaré pendant le débat bloquiste. «Quand les entreprises et les agriculteurs ont besoin de davantage de travailleurs […], il faut accélérer le processus pour qu’ils puissent commanditer ces travailleurs. Quand l’économie ralentit, évidemment, il va y en avoir moins.»

Bref, l’alignement conservateur avec le Québec n’est que circonstanciel.



Officiellement, le gouvernement Trudeau n’endosse pas la cible de l’Initiative du siècle. Il continue néanmoins d’augmenter les seuils sans aucune réflexion sur la capacité d’accueil du Canada. Au Québec, on reproche souvent au gouvernement Legault de ne jamais chiffrer cette capacité d’accueil. Pourtant, il existe au moins un critère de mesure: le logement.

Bon an mal an, il se bâtit au Canada entre 200 000 et 300 000 unités de logement. Cette année, à cause des taux d’intérêt plus élevés, du prix des matériaux gonflé et de la pénurie de main-d’oeuvre, la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL) prédit qu’il ne s’en construira que 214 000. Or, selon Statistique Canada, de janvier 2022 à janvier 2023, il s’est ajouté 1,05 million de personnes sur le territoire, dont 95,9% provenaient de l’immigration. Le double du seuil officiel. Et oui! Au Canada comme au Québec, les seuils ne représentent qu’une partie du nombre total de personnes arrivant par divers canaux migratoires. Ainsi, alors qu’une grave pénurie de logements sévit déjà, les nouvelles constructions seront insuffisantes pour couvrir les nouvelles arrivées. La pénurie ne fera que s’aggraver.

Pierre Poilievre fait son pain et son beurre de cette pénurie, parlant sans relâche de ces jeunes condamnés à vivre dans le sous-sol de leurs parents. Il n’est pas à une enflure près. «Vous pouvez vous acheter un château royal en Suède pour le même montant que Justin Trudeau vous fait payer au Canada pour une maison de deux chambres», a-t-il dit mercredi. Et c’est ainsi que le discours vertueux de la gauche tout-à-l’immigration alimente la montée de la droite radicale qui s’en prend aux institutions et à leurs «gardiens».

Les libéraux fédéraux ont aussi un intérêt partisan à ouvrir les vannes. À leur dernier congrès, le sondeur Dan Arnold a révélé que les électeurs nés à l’extérieur du Canada sont les plus susceptibles de voter libéral. Leur niveau d’appui au Parti libéral (PLC) a dépassé celui des non-immigrants par 8 points à l’élection de 2015, par 13 points en 2019 et par 19 points en 2021. Est-ce parce que les immigrants votent libéral que le PLC en veut plus ou est-ce parce que le PLC veut plus d’immigrants que ceux-ci leur sont fidèles? Chose certaine: c’est un puissant incitatif à poursuivre sur cette voie. Québec pourra continuer de débattre tout seul…