
Le projet «fou, mais raisonnable» d’Éric-Emmanuel Schmitt
«À 25 ans, j’étais capable d’avoir cette idée, mais je n’étais pas en mesure de la réaliser. Je me suis donc donné rendez-vous à moi-même, en espérant que je me présenterais plus tard avec la réflexion nécessaire pour articuler un tel projet», explique Éric-Emmanuel Schmitt, au bout du fil.
Romans, nouvelles, pièces de théâtre ou encore essais : l’écrivain a créé bon nombre d’œuvres littéraires en plus de trente ans. La traversée des temps a toutefois «structuré [sa] vie» et son parcours, affirme-t-il.
L’homme de lettres a, depuis toujours, été fasciné par la différence entre «l’immutabilité des sociétés naturelles et les profondes variations dans les sociétés humaines».
Avec l’histoire de Noam, un garçon immortel, l’écrivain se permet de naviguer entre les époques et de faire des allers-retours entre le présent et le passé pour «expliquer aujourd’hui à partir d’hier».
Les huit tomes de sa série se concentreront ainsi sur différents moments de l’histoire tels que la civilisation mésopotamienne, la Grèce du IVe siècle, la Renaissance et la découverte des Amériques ou les grandes révolutions. «Paradis perdus», le premier chapitre, s’ancre quant à lui à la fin du néolithique, à l’époque où l’humain cesse d’être chasseur-cueilleur et se sédentarise.
Il ne faut toutefois pas se méprendre, le membre de l’Académie Goncourt souhaitait faire réfléchir ses lecteurs, mais aussi les divertir. D’où la difficulté de l’exercice, confie-t-il.

«C’est pour ça que ça m’a pris tant de temps. Il a fallu écrire un roman qui se passe dans une autre époque sans donner l’impression que c’est un ouvrage historique. […] Je ne parle pas d’événements qui ont une date précise, mais bien des grands mouvements qui ne font pas de vague, mais qui ont un impact. J’avais envie de naviguer sur ces plaques tectoniques.»
Pour réussir cet exercice, Éric-Emmanuel Schmitt a eu besoin de prendre une certaine distance, pour observer l’Histoire, mais aussi son époque, sans jugement et avec nuance. Grâce à son œil de philosophe, il admet avoir réalisé ce que le monde aurait pu être si les sociétés n’avaient pas, par exemple, «inventer le travail».
«En écrivant ce livre, j’ai découvert des pièges que nous nous sommes tendus et dans lesquels nous sommes tombés irréversiblement», raconte l’auteur.
Ne devient-on pas frustré ou pessimiste après un tel constat?
«Le pessimisme, comme l’optimisme, ne sont que deux façons d’habiter le monde. Ce n’est pas cela qui m’intéressait. J’avais envie de conserver une distance pour m’attarder aux connaissances que nous avons développées», répond-il.
Le pouvoir de la fiction
«Noam regarde le passé à travers le présent. En l’occurrence, nous vivons un moment assez unique : l’Homme prend conscience qu’il est peut-être allé trop loin dans son occupation de la planète, dans son emprise sur la nature. […] Pour la première fois, depuis le début de l’histoire, l’humain se rend compte qu’il a peut-être lui-même supprimé les conditions à sa survie», raconte Éric-Emmanuel Schmitt, en soulignant le titre du premier tome de La traversée des temps, «Paradis perdus».

Ce grand projet, qu’il estime à 5000 pages, est donc un moyen de fouiller le développement de l’humanité, de le voir différemment et ainsi porter un nouveau regard sur son avenir.
Pour l’auteur à succès, l’importance de la fiction prend ici tout son sens. Contrairement aux livres d’histoire, le roman «travaille avec de la chair et du sang», permet de «supprimer les ruines et de recréer la vie».
En utilisant comme exemple Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran, un de ses récits qui traite de tolérance, l’auteur explique l’impact concret que peut avoir le roman au quotidien : «Si j’avais rédigé un essai sur la tolérance, par qui serait-il lu? Probablement des gens qui sont déjà tolérants puisqu’ils s’intéressent à un essai sur le sujet. […] Je me dis qu’en écrivant une histoire, qui touche des millions de personnes, j’ai peut-être plus de chances de faire bouger les frontières intérieures, de détruire des préjugés. Pour moi, il est tout là le pouvoir de la fiction. C’est ce qu’elle a de bonhomme et d’insidieux.»