Le MTQ déterminé à démolir les ruines des rapides Deschênes

Les ruines des rapides Deschênes.

Des vestiges historiques vieux de près de 130 ans disparaîtront complètement du paysage de la rivière des Outaouais d’ici peu. Le ministère des Transports du Québec (MTQ) vient de faire un premier pas vers la démolition des ruines de la toute première centrale hydroélectrique de la région aux rapides Deschênes.


Le gouvernement du Québec a lancé, mercredi, l’appel d’offres pour la préparation des plans et devis de la démolition des vestiges et la renaturalisation du site. L’ampleur du chantier s’annonce importante. La rivière des Outaouais devra être asséchée à cet endroit pendant la durée des travaux. Le MTQ n’était pas en mesure, vendredi, de préciser un échéancier des travaux. Les documents d’appel d’offres soulignent que les soumissionnaires devront notamment tenir compte des délais nécessaires à l’obtention des autorisations du ministère de l’Environnement.

Pour certains, comme l’historienne Lynne Rodier, il s’agit d’une décision «vraiment triste». Le député fédéral de Hull-Aylmer, Greg Fergus, estime pour sa part qu’il s’agit de «gaspillage d’argent» de la part du gouvernement du Québec. Le cabinet de la mairesse de Gatineau rappelle que la Ville n’est pas propriétaire des lieux. L’attaché de presse de la mairesse France Bélisle, Daniel Feeny, mentionne que des études précédentes ont «clairement démontré que c’est un endroit dangereux».

La volonté du MTQ de démolir les ruines des rapides Deschênes est connue depuis des années. Le ministère estime que des enjeux de sécurité rendent leur démolition nécessaire. De vives oppositions politiques et citoyennes au cours des dernières années ont cependant forcé Québec à mettre les freins et à chercher une solution alternative pour préserver les ruines. Un appel d’intérêt pour trouver un organisme souhaitant faire l’acquisition et mettre en valeur les vestiges patrimoniaux a été fait en 2020 à la suite de pressions exercées par l’ex-maire de Gatineau, Maxime Pedneaud-Jobin, mais personne n’a levé la main pour se porter acquéreur du site.

Il n’y a pas si longtemps, le gouvernement voulait démolir les ruines du barrage des rapides Deschênes. Mais il a écouté la communauté sportive qui tient à ces vestiges de grande valeur.

Spécialiste de l’histoire et du patrimoine du secteur Deschênes, Lynne Rodier, s’explique mal l’acharnement du MTQ à vouloir faire disparaître les ruines de ce qu’elle qualifie de lieu historique national. «C’est un témoin essentiel pour comprendre l’histoire de l’hydroélectricité au Québec, dit-elle. Ce sont aussi les vestiges qui restent du passage dans l’histoire d’une femme importante, Mary McConnell, qui disparaîtront. Le MTQ effacera de ce lieu un véritable marqueur identitaire.»

Greg Fergus s’oppose aussi depuis le début au retrait des ruines des rapides Deschênes. Informé par Le Droit de la publication de l’appel d’offres pour préparer la démolition des vestiges, vendredi, ce dernier a avoué être «dépassé» par l’entêtement du MTQ dans ce dossier. «Ça me dépasse que tant d’énergie soit dépensée dans ce dossier, a-t-il affirmé. C’est du gaspillage d’argent. Il y a tellement d’autres projets pour lesquels le MTQ pourrait dépenser de l’argent, il y a tellement d’autres priorités. Ça, ces ruines, ce n’est pas une priorité, c’est du patrimoine. Les gens souhaitent les conserver.»

Greg Fergus, député fédéral de Hull-Aylmer.

Se disant «très déçue», la conseillère municipale du secteur, Caroline Murray, estime que même si la décision du MTQ était prévisible, cela n’enlève rien à la volonté consensuelle exprimée de faire du site un lieu récréotouristique attrayant. «Si le MTQ a des préoccupations au niveau de la sécurité, je peux comprendre, mais c’est à lui de gérer ça et il y a d’autres moyens de le faire que de retirer les ruines, a-t-elle lancé. On dit clairement qu’on veut aménager ce site, qu’on veut lui donner une reconnaissance patrimoniale, qu’on veut maximiser son potentiel. Ces ruines appartiennent au MTQ et il doit les préserver pour la communauté.»

Un «choc écologique»

Des préoccupations environnementales poussent aussi les opposants à la démolition des ruines à encore espérer un revirement de situation. Assécher la rivière des Outaouais à cet endroit viendra perturber de nombreux habitats, croit Mme Rodier. Le secteur possède aussi une valeur archéologique certaine à considérer puisqu’il s’agit du troisième portage ou le «portage du haut» qui était emprunté déjà bien avant le passage de Samuel de Champlain en 1613 pour éviter les rapides.

Mme Rodier croit que le MTQ sous-estime la complexité de ce qu’il découvrira en asséchant la rivière. L’endroit est exploité depuis les débuts de la colonisation. En plus de la centrale, une scierie, une forge et un moulin à foulon ont aussi déjà existé à cet endroit. «La nature a depuis longtemps repris ses droits à cet endroit, note l’historienne. Je ne vois pas la pertinence de venir perturber tout ça pour finalement retirer des roches. Pourquoi le MTQ ne laisse-t-il pas simplement faire Dame nature qui s’occupe déjà tranquillement de ces ruines sans provoquer de choc écologique?»

Lynne Rodier, spécialiste de l’histoire et du patrimoine du secteur Deschênes.

L’île Conroy, à proximité des vestiges, abrite des colonies de goélands à bec cerclé, de cormorans à aigrette et de bihoreaux gris. Dans la rivière, les ruines de l’ancienne centrale seraient aussi devenues un habitat privilégié par certaines espèces de poisson. «Il y a un sanctuaire d’oiseaux là, insiste Mme Murray. J’ai bien hâte de voir ce que les études environnementales vont démontrer. Je suis certaine que l’impact environnemental de tels travaux sera immense.»

«Il me semble qu’il existe plein de bonnes raisons qui nous indiquent déjà qu’on devrait juste rien faire, ajoute M. Fergus. Si le MTQ a peur que l’endroit représente un danger, il peut installer des pancartes pour rappeler aux gens de ne pas aller dans les rapides. Les gens savent que c’est dangereux et ce le sera encore lorsque les ruines auront été retirées.»

Désignation historique

Par crainte de «se mettre le bras dans le tordeur», en janvier 2022, le conseil municipal a abandonné l’idée de désigner le site comme «paysage culturel patrimonial» tel que demandé par l’Association des résidents de Deschênes. La mairesse Bélisle avait toutefois annoncé que la Ville allait symboliquement désigner le site comme «historique». L’élaboration d’un plan directeur pour la mise en valeur des lieux était aussi prévue. Les ruines demeureront toutefois sous l’entière responsabilité du MTQ.

Des représentants de l’Association des résidents des Deschênes et Mme Rodier ont rencontré plusieurs fonctionnaires de la Ville de Gatineau, en juin dernier, pour explorer les différentes possibilités d’aménagement du site. «On attend toujours des nouvelles de la Ville, mentionne Mme Rodier. Je ne sais pas où ils en sont rendus.» Daniel Feeny précise que «le dossier suit son cours» et que des discussions à cet effet sont prévues «la semaine prochaine». Il rappelle que le MTQ est disposé à ce que certains vestiges retirés de la rivière soient mis en valeur dans le projet d’aménagement que proposera la Ville.

La «baronne du bois»

Dans son appel d’offres, le MTQ démontre qu’il connaît très peu ces lieux patrimoniaux dont il est propriétaire. «Les vestiges seraient une ancienne centrale hydroélectrique, l’historique complet du secteur n’est pas connu du ministère», peut-on lire dans les documents publiés mercredi dernier.

Les rapides Deschênes n’ont pourtant pas qu’une valeur paysagère ou patrimoniale reconnue et documentée. L’histoire légale de ce lieu en fait un «observatoire privilégié de l’évolution du droit civil chez les femmes de l’élite bourgeoise du Bas-Canada», révélait Mme Rodier au Droit à l’automne 2020. Des documents officiels prouvent que Mary McConnell, l’épouse et plus tard veuve de Robert Conroy, le bâtisseur de l’Hôtel British et prospère baron du bois à Aylmer, a acheté la ferme des rapides Deschênes en 1857, 11 ans avant la mort de son mari.

Mary McConnell, la veuve de Robert Conroy.

À l’époque, le statut juridique des femmes est l’équivalent de celui d’une personne d’âge mineur. Mary McConnell a dû défendre sa cause jusque devant le parlement du Canada-Uni pour conserver ses propriétés.

À la mort de son mari, Mary McConnell prend le contrôle des entreprises sur ses terrains et investit massivement pour moderniser et agrandir la vieille scierie. Plus de 200 ouvriers seront sous ses ordres dans les années 1870. Avec une production de 30 millions de planches par année, Mme McConnell est carrément une «baronne du bois», insiste Mme Rodier.

Avant sa mort, en 1887, elle finance ses fils qui construiront les installations de la Electric Company et la Hull Electric Company. Cela permettre d’électrifier les quartiers environnants, les usines et éventuellement le tramway qui reliera Aylmer, Hull et Ottawa. Ce sont les ruines de ces installations que le MTQ est aujourd’hui déterminé à faire disparaître de la rivière des Outaouais.