CORNWALL -- La première fois que Kim a consommé du fentanyl, elle était ignorante des répercussions que cet opioïde peut engendrer. Elle avait réussi à consommer de la cocaïne sans en devenir accro. Le fentanyl, en revanche, a gagné contre sa volonté de résister.
Kim, qui souhaite taire son nom de famille, consomme du fentanyl mauve. Elle en avait pris pas plus tard que quatre jours avant notre rencontre.
«Je pensais que j’allais être capable d’arrêter le fentanyl comme le reste. Mais ce n’est pas facile d’arrêter. Personne ne m’a avertie, dit-elle. Je n’avais aucune idée de ce que c’était.»
Aujourd’hui, Kim prend de la méthadone, à l’hôpital, pour tenter de combler ses manques. Elle a déjà essayé de traiter sa dépendance, en allant chercher l’aide des Services communautaires de santé mentale et de traitement des dépendances à l’Hôpital communautaire de Cornwall (HCC), mais ce fut sans succès. Les temps d’attente et l’ambiance froide d’un hôpital l’ont découragée.
De l’aide, elle en a besoin maintenant et le processus doit être rapide.
«Si j’attends pendant deux mois, je peux changer d’avis 10 fois…. J’ai l’impression que j’ai fait tout ce que je pouvais plus d’une fois, laisse-t-elle tomber, en larmes. On doit travailler sur la partie mentale.»
On a rencontré Kim et d’autres toxicomanes au Centre 105 à Cornwall, la ville de l’Est ontarien qui compte le plus de victimes de surdose d’opioïdes. Cet organisme, associé à une église anglicane, sert des déjeuners gratuitement aux personnes dans le besoin. Le jour de notre visite, les visages se font cependant rares. La paie du programme Ontario au travail est arrivée la veille. Les gens en profitent pour faire leurs courses essentielles.
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L’infirmière Melanie Astle et le thérapeute Jimmie Massey sont sur place chaque vendredi pour venir en aide aux victimes de dépendances et aux prises avec des problèmes de santé mentale. «Comment vas-tu? En forme?», lance Jimmy à Dominic, qui fréquente le centre trois jours par semaine. «Certain, je suis heureux de te voir», répond Dominic en lui donnant un câlin bien senti.
Dominic a touché à presque toutes les drogues. Avec le fentanyl, il a essayé de mettre fin à ses jours.
«Je connais au moins 10 amis qui sont morts de cette merde. Tout allait mal dans ma vie alors je voulais que ça finisse. J’aurais pu mourir 100 fois, mais je suis encore ici, je ne sais pas ce qui me tient sur Terre.»
Après sa dernière surdose, il a été conduit à l’Hôpital communautaire de Cornwall HCC, qui n’a jamais pris les meilleurs moyens pour l’aider, selon lui.
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«J’ai juste à me rendre à l’hôpital et à prendre de la méthadone, qui est un buzz de plus pour moi.»
Alors qu’est-ce que l’hôpital devrait faire pour aider Dominic?
«J’aimerais avoir une réponse à ça, répond-il, songeur, en tapant nerveusement sur sa tasse à café. Si je décide de rester en vie, j’ai besoin d’aide, car je ne sais pas quand je vais reprendre de la drogue et réessayer de me suicider», conclut-il, en pleurant, avant de se lever pour remplir sa tasse de café.
«Si j’arrive à la clinique et qu’on me répond de revenir dans six semaines, il se peut que je change d’idée ou que je sois déjà mort.»
Pour l’instant, il s’en tient au tabac et à l’alcool.
«Ça ne paraît peut-être pas, dit-il, mais j’ai bu 12 bières avant de venir ici ce matin.» Il est 10h30.
Après s’être confié de la sorte, il a besoin d’air. En sortant, il croise une autre qui n’a pas eu la vie facile, Wendy Gatier, dans une zone extérieure réservée aux fumeurs. Tout sourire, elle donne des câlins à qui le veut. On dirait la maman du groupe.
«Nous sommes tous une personne importante pour quelqu’un. Ça me rend heureuse de voir des amis qui sont bien», résume-t-elle.
On peut la voir dans les nombreux centres qui viennent en aide aux personnes démunies à Cornwall.
Aujourd’hui elle fume la cigarette et boit de l’alcool. Mais sa consommation excessive de speed l’a déjà menée en prison pendant 15 jours.
«J’ai eu du trouble et je ne veux pas revenir à ça. J’étais fâchée après moi-même alors j’ai décidé d’arrêter», dit-elle.
Wendy Gatier a décidé de consulter en santé mentale, mais ça n’a pas été un succès.
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«On a parlé pendant deux heures, c’était tellement long. C’est toujours le même scénario, toutes les portes sont fermées. Je sors de là et c’est comme si je n’avais pas été aidée.»
Contrairement à Wendy, Jessica Robillard, une autre Cornwallienne, a réussi à freiner ses problèmes de drogues grâce à la thérapie. Percocet, cocaïne, ecstasy, speed… Elle a abusé de tout ça sauf de fentanyl. Elle n’a jamais essayé car la mort d’une amie de sa sœur par surdose de cette drogue l’a traumatisée. «C’est après avoir perdu mon deuxième enfant parce que je n’étais pas en état de m’en occuper que j’ai décidé d’arrêter la drogue», dit-elle.
Avant son premier rendez-vous avec l’Association canadienne pour la santé mentale, Jessica craignait d’être jugée. La thérapie a finalement été fructueuse. Elle n’a pas consommé de drogue, excepté le cannabis, depuis cinq ans.
«Même après cinq ans à ne pas consommer, j’ai encore peur d’une rechute», affirme celle qui continue de consulter une psychothérapeute deux fois par mois.
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La force du mental
Voilà maintenant un an que la clinique Recovery Care de Cornwall a entamé son projet pilote d’unité mobile de santé pour être plus ancrée dans la communauté. En plus de la thérapie, le patient peut y obtenir des médicaments pour contrer la dépendance aux opioïdes, il est diagnostiqué, les médicaments sont prescrits, bref tous les services offerts dans une clinique habituelle, sans besoin de se déplacer.
Difficile d’accrocher Jimmie Massey qui se promène et pique une jasette à qui veut bien. Son air bon enfant inspire la confiance. Le thérapeute au sourire éclatant croit dur comme fer à la primordialité de l’aide en santé mentale dans une situation de dépendance.
«Chez les toxicomanes, je dirais qu’il y a un problème de santé mentale dans 100% des cas. Pour traiter la dépendance correctement, on doit s’occuper de la source, avec la thérapie, et ensuite s’attaquer aux symptômes, qui découlent de l’usage de drogues. C’est important de s’attaquer aux deux pour avoir du succès, sinon ils vont continuer à consommer comme avant.»
Ce qui le choque toutefois est le manque d’aide des gouvernements en santé mentale.
«Le gouvernement met en place beaucoup de programmes d’injections supervisés, mais il y a encore un problème avec les opioïdes, parce qu’il n’y a pas assez de services de santé mentale.»
Même constat pour Marc Bisson, directeur général du Centre de santé communautaire de l’Estrie (CSCE), un organisme de l’Est ontarien. Une personne qui se décide enfin à consulter en santé mentale va attendre en moyenne un an avant de consulter au CSCE. De plus, c’est le seul centre de santé mentale francophone à Cornwall qui compte pour 19,4% de la population.
«Si tu décides enfin d’aller consulter et qu’il y a trop d’attente, tu viens de manquer quelqu’un, dit M. Bisson avec frustration. Je trouve qu’on n’investit pas l’argent de la bonne façon. Je n’ai rien contre le fait que les hôpitaux reçoivent plus d’argent en santé mentale, ils accueillent beaucoup plus de gens aux problèmes extrêmement complexes. Mais ils en bénéficieraient s’il y avait du financement en prévention au niveau communautaire.»
Un cadre hospitalier qui ne convient pas à tous
Mélanie Astle, aussi du Recovery Care de Cornwall, est installée pour travailler dans un camion et ses clients viennent la consulter quand ils le veulent. La souriante infirmière compte entre 300 et 400 clients qu’elle suit depuis le début du projet. Elle a assisté à deux surdoses, en ajoutant que d’autres surviennent ailleurs dans la ville.
Cette proximité avec la communauté aide à éviter la stigmatisation qui règne autour de la consommation d’opioïdes, surtout dans une petite communauté comme Cornwall, où tout le monde se connaît. Mais il reste encore du chemin à faire.
«Il y a encore des gens qui hésitent à nous voir, rappelle Mme Astle. Nous savons qu’ils ont besoin d’aide, mais vu que c’est un crime, ça les bloque.»
Si ces gens qui ont besoin d’aide hésitent à consulter une clinique mobile qui implique deux personnes, n’allez pas croire qu’ils iront davantage à l’hôpital.
«Beaucoup de ces gens ne vont pas aller à l’hôpital s’ils ont besoin d’aide en raison de la manière dont ils ont été traités là la plupart du temps», dit-elle.
Elle est d’ailleurs une ancienne employée du Service communautaire de santé mentale et de traitement des dépendances à l’HCC.
«Des fois, il fallait mettre fin à une rencontre avec un patient pour aider le prochain, même s’il avait besoin de plus de temps, se souvient-elle. Ici, je m’assis avec la personne aussi longtemps qu’elle en a besoin. [...] Les gens me font plus confiance que lorsqu’il y a un cadre hospitalier.»
De son côté, l’HCC rapporte qu’un rendez-vous pour une consultation dure habituellement une heure.
L’hôpital mentionne aussi qu’un accès immédiat à du personnel est offert au service d’urgence pour obtenir de l’aide quant à la consommation de substance et/ou de sevrage. Si la personne nécessite des soins supplémentaires, elle sera dirigée vers les services externes de traitement des dépendances à l’HCC, où l’attente est d’environ deux semaines.
Jimmie Massey remarque que plusieurs hôpitaux traitent les personnes souffrant de dépendances «comme de la merde».
«Dès que l’hôpital est au courant de leur dépendance, beaucoup sont ostracisés, remarque-t-il. Un des médecins qui travaillent à l’Hôpital Montfort m’a demandé de donner une formation de sensibilité au personnel. Tous les employés d’un hôpital ont déjà eu un cours sur la bonne pratique au niveau émotionnel avec un patient. L’hôpital doit mettre en place un protocole avec des conséquences à leurs actions pour que ça change.»
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Une région à risque géographiquement
CORNWALL — Située sur la route qui relie Toronto er Montréal, pas loin d’Ottawa et collée aux États-Unis, la ville de Cornwall est aussi au cœur des axes de la contrebande de drogues. Elle compte le plus grand nombre de surdoses d’opioïdes dans l’Est ontarien.
En 2022, 17 personnes sont décédées d’une surdose d’opioïdes, confirme le Bureau du coroner en chef de l’Ontario. Ce chiffre comprend des cas probables qui sont «des conclusions en attente sur la cause du décès, mais soupçonnent d’être liées à la drogue et toxicologique positif pour les opioïdes». Moins de cinq cas de surdoses ont été rapportés en 2018.
«Nous avons vu une hausse fulgurante de la possession de fentanyl dans les dernières années», affirme l’inspecteur responsable des opérations sur le terrain et d’investigation criminelle, Chad Maxwell.
Le fentanyl est responsable de la majorité de ces cas de surdose.
Cette drogue consommée illégalement contient nombre d’autres substances, confirme le Bureau de santé de l’est de l’Ontario (BSEO).
«Probablement qu’il y a du fentanyl, rectifie le gestionnaire de prévention d’utilisation de substances au BSEO, Nikolas Hotte. Ajoutons à cela d’autres analogues de fentanyl et d’autres opioïdes. C’est bourré de substances dangereuses. Tu ne sais jamais ce que tu vas avoir.»
Cocaïne, héroïne, benzodiazépine, xylazine, hydromorphone, méthadone et oxycodone ne sont que quelques-unes des substances dangereuses qui ont le potentiel de se cacher dans un comprimé de dit fentanyl.
«Dans certains cas, la trousse de naloxone [qui renverse les conséquences d’une surdose] ne fonctionne pas, comme sur la benzodiazépine», relève M. Hotte.
Diminuer la stigmatisation
Malgré les campagnes de prévention et d’éducation que mènent la police, les centres de santé mentale et les cliniques, une barrière mentale reste ancrée chez plusieurs toxicomanes et les empêche d’aller chercher de l’aide. Ils craignent d’être maltraités ou punis par la police vu leur consommation de drogue illégale.
«La Loi réglementant certaines drogues et autres substances est toujours en vigueur, alors c’est à la discrétion de chaque officier de donner un constat d’infraction ou non», dit l’inspecteur Maxwell.
Un groupe de partenaires regroupant entre autres la police, l’hôpital, les Premières Nations, les centres de santé mentale et de toxicomanie et la santé publique, viens d’être mis en place pour tenter de remédier aux problèmes des opioïdes.
Le Substance Use Health Strategy prévoit une consultation, sur le terrain, avec les utilisateurs de substances. Ce travail devrait commencer dès la mi-juin.
Empêcher la contrebande
Le contraste est grand entre ce qu’on retient des bribes de discussions avec les Cornwalliens et les autorités entourant la question de la contrebande de drogues.
«Il y a beaucoup de contrebande à la frontière entre Cornwall, New York et Akwesasne», affirme Dominic, un consommateur de drogues qui a lui-même un passé de contrebandier, pour d’autres marchandises que de la drogue.
La Gendarmerie royale du Canada (GRC) et l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) ne sont pas aussi catégoriques.
«Je n’ai pas eu connaissance de grosses saisies de fentanyl depuis que je suis en poste ici», indique la responsable du détachement de la GRC à Cornwall, Angélique Dignard, cheffe depuis 2014.
La GRC veille sur l’application des lois canadiennes entre les points d’entrée, de Cardinal en Ontario jusqu’à Bainsville. Elle surveille la contrebande qui pourrait se dérouler sur le fleuve ainsi qu’aux autoroutes environnantes.
Quant à l’ASFC, qui est responsable de contrôler les postes de douanes, elle ne peut révéler des statistiques sur un point d’entrée précis «pour des raisons de sécurité».
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Vous ou vos proches avez besoin d’aide? N’hésitez pas à appeler à la ligne de crise en santé mentale pour les adultes de 16 ans et plus au 1 866 996-0991. Pour les jeunes de moins de 16 ans, appelez au 1 877 377-7775. La ligne 211 peut vous connecter au services sociaux et de soutien dont vous avez besoin.