La première fois que Luc Sabourin a mis les pieds dans un bureau du gouvernement fédéral, il n’avait pas 23 ans, travaillait sur une ferme de Luskville en Outaouais, n’avait qu’un diplôme d’études secondaires et portait des bottes de cowboy.
C’était à la Défense nationale, à Ottawa, et il convoitait un poste de messager de documents secrets.
«Un des militaires m’a dit: ‘’Si tu viens travailler, vas-tu avoir une autre tenue vestimentaire?’’», se souvient-il en riant.
Luc Sabourin n’a plus jamais porté de bottes de cowboy.
Si son habillement détonnait, il avait néanmoins la tête de l’emploi.
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Il était un «nobody», apolitique, discret et droit. Il a été embauché et a passé les 26 années suivantes au gouvernement.
Les 12 premières ont été une lune de miel à la Défense nationale. Celles passées à l’Agence des Services frontaliers (ASFC), un cauchemar.
Le Gatinois dit avoir croisé des fonctionnaires qui auraient commis des infractions graves et potentiellement criminelles.
Les dénoncer lui a coûté sa carrière. Il avait une «tache» qui le suivait partout et n’a jamais été capable d’avoir un nouvel emploi ailleurs au gouvernement.
La pression est devenue insoutenable. Il perdait du poids, a fait de l’anxiété, des crises d’angoisse et de l’insomnie.
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Une tentative de suicide ratée sur le bord de la rivière des Outaouais l’a convaincu qu’il en avait assez.
En 2016, on lui a diagnostiqué un syndrome de stress post-traumatique et un trouble dépressif majeur causés par le travail. Deux ans plus tard, il prenait officiellement sa retraite médicale.
Il clame qu’il s’agit d’un congédiement déguisé et qu’il a dû attendre jusqu’à l’hiver 2022 pour avoir sa pension du fédéral.
«L’ASFC ne peut pas fournir de détails sur les dossiers de ses employés ou ex-employés. Nous pouvons toutefois vous confirmer que M. Sabourin n’a pas été congédié par l’ASFC», écrit la porte-parole principale de l’Agence, Rebecca Purdy.
L’agence a refusé de nous accorder une entrevue dans le cadre de ce reportage. Dans les derniers mois, Le Droit a consulté des dizaines de documents et de sources au gouvernement qui ont corroboré de nombreux éléments de son témoignage.
«Je suis ruiné financièrement, mentalement et physiquement», confie M. Sabourin.
Top secret
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Dans les années 1990, Luc Sabourin travaillait au ministère de la Défense nationale, à Ottawa, où il devait transporter des documents «secrets» ou « top secret».
Après une décennie, il a envie de relever d’autres défis. Et il atterrit dans la division nationale des documents de l’ASFC, là où aboutissent tous les passeports étrangers saisis ou perdus.
À titre d’agent subalterne de programmes, il devait les enregistrer dans différentes bases de données qui peuvent notamment être consultées par des corps policiers canadiens et dans certains cas, des alliés étrangers. Tout est ensuite examiné par des analystes.
Un passeport sur son bureau pouvait, par exemple, finir comme preuve dans un procès au criminel.
M. Sabourin était respecté. Nos sources le qualifient de «droit», «consciencieux», «diligent», «dévoué», «intègre» et «motivé».
«Luc cadrait dans la définition du fonctionnaire ‘’au service’'. Il était fier. C’est un gars qui est crédible, il est intègre», raconte un ancien collègue qui n’est pas autorisé à parler publiquement.
Quand il voyait des irrégularités, il pouvait difficilement rester silencieux. Et il dit en avoir vu beaucoup: des passeports jetés aux poubelles, d’autres altérés par des employés de l’agence ou qui disparaissent carrément du bureau d’employés qui les traitent.
«Il y a des manquements sérieux aux procédures. J’ai regretté tous les jours d’être allé travailler là», confie M. Sabourin.
Le harcèlement
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En 2009, ses ennuis commencent sous forme de harcèlement perpétré par une spécialiste des documents: excès de colère, cris, intimidation, sabotage et même vandalisme dans les bureaux, dit-il.
Plusieurs sources corroborent que les problèmes interpersonnels étaient omniprésents.
M. Sabourin s’est mis à documenter des incidents. Il compte des milliers de pages dans ses archives. Lorsqu’il s’est plaint, la situation s’est aussitôt exacerbée. Là encore, d’autres ont vu la même chose.
« Tu ne peux rien dire. Parce que si tu parles, tu es barré », raconte une source qui a travaillé avec M. Sabourin.
«Ce sont des places de pouvoir. Les gens sont très très imbus du pouvoir et ils en profitent à tous les niveaux», raconte une ancienne chef d’équipe de cette unité, Julie Dion.
Un jour, M. Sabourin tombe malade. Il vomit et se sent faible. À son poste de travail, il prend une gorgée de café et constate que sa tasse est gluante.
C’était du gel désinfectant pour les mains, assure-t-il. L’ingestion de désinfectant à mains, même une petite quantité, «peut être dangereuse ou mortelle», selon Santé Canada.
En avril, M. Sabourin a témoigné en comité parlementaire de la Chambre des communes au sujet du projet de loi C-290 visant à moderniser la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles. Il a juré aux députés qu’on a tenté de l’empoisonner.
«J’ai demandé au service des Normes professionnelles de l’ASFC d’installer des caméras dans mon bureau pour identifier les personnes fautives, mais on a refusé», a-t-il dit.
Nous avons demandé à l’ASFC de réagir au témoignage de M. Sabourin aux communes. La réponse que nous avons obtenue ne fait aucune mention des allégations qu’il a formulées.
Une plainte
Luc Sabourin a suivi les canaux officiels en déposant une plainte de harcèlement contre la fonctionnaire.
Une enquête réalisée par Quintet Consulting Corporation en 2013, dont nous avons obtenu copie, a donné raison à M. Sabourin en concluant qu’il avait été victime de harcèlement. L’employée et une directrice ont été déployées ailleurs au gouvernement.
Ce rapport ne fait pas état de l’incident du gel à mains.
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La fonctionnaire visée par l’enquête a témoigné ne pas comprendre «la réalité de M. Sabourin ni pourquoi il continue à agir» contre elle, demandant même «de l’aide» pour gérer cette situation.
Dans ce rapport, des collègues affirment que M. Sabourin pouvait «réagir fortement lorsqu’il est sous le stress» et qu’il pouvait outrepasser ses fonctions en se prenant «encore pour un enquêteur».
La directrice de M. Sabourin à l’époque allègue que le fonctionnaire avait «des problèmes de rendement» et croit que «M. Sabourin montrait des troubles psychologiques ou de la paranoïa». Il croyait que les choses qui lui arrivaient étaient causées par «quelqu’un d’autre, mais jamais à cause de ses propres actions».
M. Sabourin réfute ces allégations, disant qu’elles sont sans fondements.
Une histoire de passeports
Lorsque l’ASFC met la main sur un passeport étranger, elle doit déterminer s’il faut l’envoyer à l’ambassade du pays émetteur ou à Immigration Canada. Jamais un passeport n’est détruit sans une évaluation et une consultation préalable.
Or, en 2015, on demande à Luc Sabourin et à son collègue Shannon Stinner de détruire des passeports étrangers et d’indiquer dans les bases de données fédérales qu’ils ont été renvoyés aux ambassades des pays émetteurs. La commande, allèguent-ils, est de produire un faux document, ce qui est interdit en vertu Code criminel.
«On m’a dit qu’il fallait faire le ménage et qu’il fallait les détruire», relate M. Stinner en entrevue au Droit.
Les deux hommes refusent de faire cette tâche et M. Sabourin s’empresse de le dénoncer à sa supérieure.
Une jeune employée, que Le Droit a tenté de joindre, en vain, décide de suivre les instructions. Les passeports sont détruits. Et les bases de données indiquent que les passeports ont été retournés aux ambassades, selon M. Sabourin.
«Si nos alliés découvrent ça, ça peut causer un embarras au gouvernement canadien», soutient-il.
Il raconte avoir vérifié des dizaines de passeports qui allaient être détruits pour comprendre à qui ils appartenaient.
« Il y avait deux individus qui avaient de la grande criminalité dans leur dossier avec des avis de départs et avis de déportation et aussi la mention ‘’Wanted’' », assure-t-il.
À deux reprises, par courriel, Le Droit a tenté d’avoir les commentaires de l’Agence des services frontaliers au sujet de ces allégations. Nous n’avons pas eu de réponse.
Le lanceur d’alerte a mentionné l’incident des passeports durant son témoignage en comité parlementaire. Il jouissait alors d’une immunité parlementaire.
La fin
Luc Sabourin dit avoir payé cher son choix de signaler ces irrégularités.
Les tâches se sont multipliées, les ordres de ses supérieurs étaient plus fermes. Pendant des jours, dit-il, on ne lui donnait aucun travail à faire, puis à la dernière minute, on lui assignait l’équivalent d’une semaine de travail à accomplir.
M. Sabourin a vite compris qu’il était devenu un indésirable, plus le bienvenu au travail. Son état de santé s’est alors détérioré. Il ne remettra plus jamais les pieds au gouvernement.
Le politique
«Quand on marche un peu dans ses souliers, on peut voir facilement comment, de bonne foi, il a cru qu’il faisait de bonnes choses», relate le député de Hull-Aylmer Greg Fergus.
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Le nouveau président des Communes nous a accordé une entrevue il y a deux semaines, alors qu’il était encore secrétaire parlementaire de la présidente du Conseil du Trésor. Il racontait alors avoir été secoué par le témoignage de M. Sabourin et le croit sincère depuis leur première rencontre en 2016.
L’équipe de M. Fergus lui a admis dans un courriel que nous avons obtenu qu’il y a «du monde qui se donne beaucoup de trouble pour te nuire et qui connait très bien la loi».
À l’époque, le député a interpellé directement le ministre de la Sécurité publique Ralph Goodale.
«Il a référé ça à son ministère avec raison. En tant que politicien, on délègue la gestion quotidienne aux sous-ministres. Sinon, on va avoir une fonction publique politisée», explique-t-il.
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Déçu, M. Sabourin a interpellé son syndicat, le ministre Goodale, la Procureure générale du Canada, le bureau du premier ministre et même la Gendarmerie royale du Canada.
Personne n’a pris son dossier.
Dans un rapport publié en septembre, le commissaire à l’intégrité du secteur public, Joe Friday, a affirmé qu’un changement de culture était impératif au fédéral. Le rapport indique notamment que lorsqu’on sonde les fonctionnaires fédéraux, seulement 49% des employés croient qu’ils peuvent engager une procédure de recours sans crainte de représailles.
« Ce résultat, écrit M. Friday, souligne la nécessité pour tout haut dirigeant de créer des environnements où les lanceurs d’alerte se sentent appuyés et en sécurité. »
À l’ASFC, on dit que la Loi en vigueur s’assure de tout ça. «La Loi procure aux employés un processus sûr et confidentiel de divulgation d’actes répréhensibles graves dans le milieu de travail ainsi qu’une protection contre toutes représailles», nous a-t-on écrit.
Une nouvelle loi
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En 2020, le Bloc québécois a cru Luc Sabourin. Deux ans plus tard, le député Jean-Denis Garon a déposé le projet de loi C-290. M. Sabourin a d’ailleurs témoigné en faveur de ce projet de loi en comité parlementaire. Depuis, le député affirme avoir reçu des dizaines de témoignages de lanceurs d’alerte.
«Un moment donné, j’ai dit à un lanceur d’alerte: ‘’il y a une loi sur les lanceurs d’alerte, divulguez!’’ La personne m’a répondu qu’il n’était pas question qu’elle fasse ça parce que les conséquences sont trop graves», dit-il.
Selon M. Garon, la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles est «une voie qui a tellement de nids de poule », qu’on ne se rend jamais jusqu’au bout. C’est pourquoi il a déposé un projet de loi pour la renforcer.
Le député veut protéger les témoins d’actes répréhensibles contre toute forme de représailles, permettre qu’une divulgation protégée soit faite à l’intérieur même du secteur public dont le fonctionnaire fait partie et ajouter une obligation de prestation de soutien aux fonctionnaires.
«C’est un bon projet de loi et on veut le faire adopter, mais avec des modifications», soutient Greg Fergus.
Luc Sabourin croit que ce projet de loi est un «pas dans la bonne direction» et veut que les fonctionnaires aient différentes options pour dénoncer. Il attend, patiemment, chez lui. Sans ses bottes de cowboy.