Chronique|

Pas ici, pas chez nous!

D’habitude, un tel drame ne se produit pas ici. Pas chez nous.

Des migrants désespérés, qui meurent noyés en essayant de changer de pays, on voit ça ailleurs.



En Méditerranée ou sur le Rio Grande au Mexique. Mais pas ici, pas chez nous.

Pas à Akwesasne.

Deux familles de migrants ont tenté de traverser le fleuve Saint-Laurent pour entrer illégalement aux États-Unis, jeudi soir. Sans doute à l’aide d’un passeur local. Leur embarcation a chaviré. Bilan: huit morts par noyade. Dont deux jeunes enfants.

Deux enfants!



Un drame horrible, inimaginable.

J’ai passé une bonne partie de la journée sur la réserve, vendredi, avec des collègues du Droit. On a observé longuement l’hélicoptère de la Sûreté du Québec qui faisait de grands cercles au large de Saint-Régis.

On a marché dans le village. À l’arrière d’un commerce de marijuana, j’ai découvert deux jeunes Mohawks qui observaient à la jumelle le manège de l’hélico. Deux jeunes pas très avenants, mais pas hostiles non plus. J’ai osé une question en embrassant le fleuve du regard.

«Dites-moi, c’est loin d’ici, les États-Unis?»

Le jeune Mohawk a pointé du doigt un poteau de téléphone, de l’autre côté de la rive, à peut-être 500 mètres de nous. «Tu vois le poteau? À gauche, c’est le Canada. À droite, les États-Unis.»

C’est pour dire qu’il n’y a pas de poste douanier sur la réserve qui est située à cheval sur le Québec, l’Ontario et l’État de New York. Un paradis pour les contrebandiers qui en profitent pour faire toutes sortes de trafics: drogue, armes, personnes…



Au loin, j’ai vu un homme descendre de l’hélicoptère au moyen d’un câble. Il a disparu derrière les arbres, dans une zone marécageuse située près de l’île de Cornwall. Quelques instants plus tard, on apprenait que la police avait récupéré à cet endroit un «petit corps», dissimulé sous une bâche blanche. Un enfant d’origine roumaine. J’ai senti mon coeur se serrer. L’image d’un autre enfant a surgi dans mon esprit.

Vous vous souvenez d’Aylan Kurdi?

C’est ce petit Syrien mort lors de la crise des migrants, en 2015. La photo de son corps sans vie avait fait le tour du monde. Et ému l’opinion publique au point où le Canada avait ouvert grand ses frontières pour accueillir des milliers de réfugiés syriens après l’élection de Justin Trudeau.

La famille d’Aylan Kurdi cherchait à améliorer son sort, à fuir un pays déchiré par la guerre et la barbarie. Elle rêvait de paix et de liberté. Elle n’avait plus rien à perdre et était prête à courir tous les risques pour améliorer son sort. Même à traverser la Méditerranée sur un esquif de fortune…

Mais les migrants d’Akwesasne, eux?

Quelle urgence les a poussés à prendre tous les risques pour quitter le Canada, qui n’est pas la Syrie, qui n’est pas un pays en guerre ou décimé par la famine? Quelle urgence, quel péril imminent les a poussés à traverser le fleuve Saint-Laurent à cette période-ci de l’année? Alors que le courant est dangereusement fort, alors qu’il ventait à écorner les boeufs, alors qu’il neigeait? C’était de la folie. Mais ils l’ont fait. Au prix de leur vie.

Certains avancent qu’ils ont été victimes d’un passeur qui s’est enrichi sur leur dos, au mépris de leur sécurité et de leur vie. Est-ce que ces deux familles de migrants, l’une roumaine et l’autre indienne, étaient au courant de leurs droits? De leurs recours légaux au Canada? Est-ce que leur ignorance ou un manque d’encadrement a pu jouer un rôle dans leur décision de recourir à un passeur pour traverser illégalement la frontière?

Espérons que l’enquête nous en dira plus. Mais c’est possible.



Depuis janvier, la police d’Akwesasne a intercepté 80 personnes qui tentaient d’entrer aux États-Unis illégalement sur leur territoire. Ce genre de trafic ne date pas d’hier. D’ailleurs, bien des habitants de la place racontaient vendredi avoir déjà vu des gens se faire ramasser sur le bord du fleuve par un bateau, au petit matin, pour disparaître en direction de la frontière américaine…

D’autres établissent déjà un lien direct entre la tragédie d’Akwesasne et la fermeture récente du chemin Roxham. Encore ici, l’enquête nous dira s’il y un lien de cause à effet. Mais comme le souligne le député solidaire Guillaume Cliche-Rivard, «si on interdit aux gens de passer par des postes frontaliers réguliers, ils vont continuer de traverser les frontières par des chemins toujours plus dangereux.»

Et ça, ce sont des drames humains qu’on peut et qu’on doit éviter.