Une médecin sous respirateur vous écrit

À l'approche de sa retraite, la Dre Guylaine Tessier, qui pratique à Gatineau, livre ses pensées sur l'état du réseau de la santé.

Est-ce que je suis en dépression? Non. Réaliste. Très réaliste. Je suis une personne extrêmement cartésienne, organisée et efficace. Quiconque me côtoie pourrait le confirmer. 


J’œuvre en médecine générale depuis 33 ans. J’ai travaillé en cabinet (22 ans) et en enseignement à la relève (10 ans). Je suis aussi urgentologue (5 ans) et « hospitaliste » (admission sur les étages) (33 ans), plusieurs de ces tâches se chevauchant. J’ai aussi prêté main-forte en pandémie avec la vaccination, en CHSLD ou en remplaçant des collègues malades.

Je délaisserai bientôt la pratique avec un regard désolant sur l’effritement du système de santé au Québec, à l’instar de plusieurs de mes collègues de médecine générale et de diverses spécialités qui partagent le même constat : notre système de santé se meurt à petit feu et n’en peut plus de se réinventer.

J’aimerais vous partager mes… nombreuses réflexions.

Santé mentale

Les problèmes en santé mentale ont explosé. Littéralement. Ceux des enfants, des adolescents et des adultes. Les établissements débordent. On s’arrache les intervenants. Les soutiens en communauté sont inexistants ou très peu nombreux et ne suffisent pas à la tâche. Les gens sont laissés à eux-mêmes, désemparés et reconsultent à plusieurs reprises, contribuant à engorger les salles d’urgence. Idem pour les soins en dépendances et pour les personnes marginalisées.

Reports de chirurgies

Les chirurgies sont repoussées sans cesse, y compris celles urgentes pour les cancers. Le personnel opératoire a fondu comme neige au soleil. On opère dans des conditions sous-optimales à la limite du dangereux, digne de la médecine de guerre ou de brousse. « Une chance que le public n’a pas conscience de tout ça! ».

Oncologie

Comme la longévité humaine progresse, les cancers aussi. Les traitements onéreux et complexes augmentent. Avant de commencer un traitement long et pénible, plusieurs patients n’ont aucune idée de leur pronostic, du but de leur traitement (curatif ou palliatif), du bénéfice escompté ou de la longévité gagnée. Ils ne comprennent pas toutes les informations reçues (ou non) de leur oncologue. Le consentement « éclairé » n’est pas éclairé du tout.

Espérance de vie et fin de vie

Ma profession englobe le bien-être des individus de la naissance jusqu’à la mort avec plus d’accent en milieu hospitalier sur les cancers ou les maladies débilitantes physiques ou cognitives. Je suis en mesure de leur proposer tous les traitements disponibles, y compris l’aide médicale à mourir (un soin tellement apprécié par les gens à qui cette option apporte un immense soulagement).

Pour plusieurs familles, la mort est inacceptable. L’acharnement thérapeutique au détriment de la qualité de vie du patient est difficile à voir et à vivre. La durée de vie moyenne s’étire maintenant jusqu’à 95-100 ans. Un gain par rapport au passé? Absolument pas. En réalité, ce gain est truffé de maladies chroniques débilitantes et de pertes cognitives significatives qui ne peuvent être traitées qu’à l’aide d’une liste faramineuse de médicaments dont les effets secondaires sont contrés par encore d’autres médicaments additionnels. De plus, les pertes d’autonomie augmentent de façon exponentielle : chutes, errance, trouble de comportement, incapacité de s’occuper de ses besoins de base, etc.

Oui, on vit plus longtemps, mais qu’advient-il de la qualité de la vie? Certains diront que je ne vois que le pire. Sûrement. Oui, il y a des personnes âgées encore en forme. Mais il suffit d’un seul événement malencontreux (ex. pneumonie, fracture) pour qu’ils deviennent à leur tour vulnérables avec une très faible capacité à retrouver leur mode de vie antérieur. Pourquoi les choses ne se passent-elles pas comme dans les séries télévisées? Parce que la réalité est à des années-lumière de ce qu’on y voit.

Le ministère de la Santé du Québec demande de faire plus d’attente à domicile (au lieu de l’hôpital) avant une relocalisation dans un autre établissement. Cette solution paraît idéale, vue d’un bureau de gestionnaire : on veut désengorger l’hôpital (ce qui est un noble but) mais sans réaliser ce qui se passe vraiment sur le terrain. Est-ce que les ministres vont personnellement aider une dame de 85 ans qui veille jour et nuit son conjoint de 90 ans qui tombe, fait de l’incontinence ou de l’errance la nuit?... Les services à domicile de répit, de gardiennage, d’hygiène, de soins infirmiers sont pratiquement inexistants faute de personnel. L’hôpital déborde de personnes âgées qui attendent un autre lieu de résidence ou qui font de la réadaptation pour retrouver un minimum d’autonomie et ensuite hop! à la maison! Tout un cercle vicieux!

Le ministère nous martèle de sortir le plus rapidement possible de l’hôpital tous les usagers potentiels... même ceux avec une très grande fragilité. Leur état de santé est tellement précaire qu’ils reviennent souvent moins de 48 à 96 heures plus tard, encore plus mal en point. Objectif statistique atteint : la « durée de séjour » est moindre… Bravo! Pourtant, les alertes démographiques relatives au vieillissement de la population sont connues depuis longtemps.

Les CHSLD sont pleins à craquer; les gens sont refoulés dans les résidences de type intermédiaire et de type familial, à la limite de la prise en charge de ces types d’installations et ce, à des prix astronomiques pour les soins offerts. Lorsque leur situation se détériore, ils sont ensuite redirigés soit en CHSLD, soit à l’hôpital. Un autre cercle vicieux?

Les infrastructures

Les infrastructures sont complètement désuètes. Certaines installations ne permettent même pas de circuler adéquatement. Le personnel soignant et les apprenants s’entassent les uns par-dessus les autres (bienvenue le 2 mètres de distanciation sociale!).

Les nouvelles technologies

Le système informatique du réseau de la santé se situe à l’ère préhistorique avec une inefficacité désolante. La transmission d’un dossier aux divers intervenants et établissements s’avère inexistante. Les pertes d’information papier sont nombreuses, car oui, en 2023, on est encore à l’ère papier dans la majorité des établissements au Québec! Perte de temps et d’informations précieuses où le premier perdant est l’usager. Les nouvelles technologies devraient minimiser, entre autres, la paperasse et les procédures administratives en générant la production automatique des rapports à compléter pour le ministère de la Santé dont le nombre augmente sans cesse. Les personnes affectées à les compléter seraient plus utiles dans les soins aux patients.

Manque de personnel

Que dire du personnel préhospitalier et hospitalier en voie de disparition (soins infirmiers, pharmaciens, travailleurs sociaux, physiothérapeutes, ergothérapeutes, préposés aux bénéficiaires, commis)? En voici un exemple : avec le manque de personnel, certains usagers sont confinés à leur chaise/lit car leurs déplacements requièrent la supervision de préposés ou de physiothérapeutes. En revanche, pour obtenir leur congé de l’hôpital, ils doivent être capables de circuler. Trouvez l’erreur!

Travail supplémentaire obligatoire

Les infirmières en temps supplémentaire obligatoire, quelle folie! Qui accepterait de son plein gré de se faire dire : « Continue à travailler même si tu es épuisée ou que tu dois aller chercher ton enfant à la garderie. »? Bienvenue les erreurs de médicaments (donnés en trop, omis, donnés à une autre personne, prescriptions perdues, etc.).

On engage dans les agences privées la même infirmière qui a délaissé le secteur public et qui y reviendra pour faire le même travail, dans le même hôpital à des conditions décentes. Pourquoi un jeune finissant en soins infirmiers irait-il s’engager dans un navire qui coule? Il va plutôt opter pour une agence qui fonctionne bien et qui répond à ses besoins. Ces agences coûtent cher. Qui est le premier utilisateur de ces agences? Le gouvernement! Pourquoi ne pas abolir ces agences ou les limiter à un secteur privé précis et offrir des conditions de salaire horaire équivalentes dans le public? L’équilibre reviendra de lui-même.

La nouvelle génération recherche une vie bien contrebalancée. Avec la rareté de la main-d’œuvre, arrêtons de nier l’évidence et trouvons une solution gagnant-gagnant.

Vieillissement du corps médical

Le corps médical vieillit. Exit les médecins masculins qui travaillaient 100 heures par semaine et prenaient leur retraite à 85 ans ou à leur mort. L’âge de la retraite est maintenant autour de 60-70 ans. La relève, en majorité féminine, doit associer travail-famille et accomplir un travail différent avec une clientèle de plus en plus lourde. Les besoins sont criants. Pourquoi ne pas augmenter les admissions en médecine au maximum de la capacité d’accueil (locaux/espaces/enseignants)?

Y a-t-il des solutions? Je veux y croire. Difficile à dire… et à faire! Le ministère a essayé la formule de faire plus avec moins. Il a essayé différentes réformes. Il a envoyé des délégations à l’extérieur du Québec pour voir ce qui se fait de mieux ailleurs. Faut-il toujours implanter quelque chose de nouveau à tout prix? Pourquoi bloquer la venue des « cerveaux » d’autres pays (avec des qualifications équivalentes aux nôtres bien entendu) autant en ingénierie, informatique, médecine et tous les autres métiers et professions?

Dans ce texte, j’ai voulu identifier certaines de mes réflexions soutenues par mes 33 ans de carrière en santé, consciente qu’elles s’ajoutent à celles d’autres professionnels qui vivent les mêmes déceptions. Pourtant, j’exerce une profession tellement fascinante et stimulante, toujours en changement et en évolution. Mais son exercice me laisse un goût amer en fin de pratique.

Je continue quand même à espérer que notre société saura trouver ce qu’il faut pour qu’il n’en soit plus ainsi… demain!