«Monsieur (Eric) Girard! Monsieur Girard! Quels sont les risques qu’on entre en récession en 2023?» C’était 25 % il y a 12 mois, 35 % l’été dernier et 50 % au début de cette année. Si la tendance se maintient, on doit maintenant approcher les 75 %, du moins dans la tête du ministre des Finances du Québec!
L’éventualité d’une prochaine récession d’ici la fin de l’année ne semble plus faire beaucoup de doutes chez les experts. La conversation se porte désormais sur sa gravité. Là, c’est beaucoup plus distrayant de voir évoluer les spéculations, car elles ne s’expriment pas en pourcentage, mais en images.
Durant un long moment, les opinions se sont réparties sur un continuum illustré par une métaphore aérienne : l’atterrissage, doux ou brutal, ou un niveau entre les deux qui bardasse plus ou moins. On semble maintenant avoir quitté le monde du transport pour puiser dans les références bibliques.
C’est à l’émission Le Monde à l’envers, à TVA, que ça a commencé en novembre. À l’animateur Stephan Bureau, l’économiste François Trahan a affirmé qu’il fallait s’attendre à quelque chose de gravissime, il n’a évoqué rien de moins que «l’Apocalypse»! On doit savoir que François Trahan n’est pas n’importe qui, c’est un des «prévisionnistes» les plus respectés à Wall Street. Comme vous, je l’ignorais, je l’ai appris de la bouche de Bureau.
L’Apocalypse, si vous me permettez cette digression, est un texte cryptique rédigé il y a environ 2000 ans par un auteur inconnu, et c’est vraiment sur la fesse qu’il s’est taillé une place dans le Nouveau Testament. On peut trouver cette information dans Wikipédia, moi je la tiens de l’excellent livre Le Royaume ou son auteur, Emmanuel Carrère, raconte l’ardente phase catho dans laquelle il est entré afin de se sortir d’un état dépressif, lui aussi assez intense.
Bref, tout ça pour dire que ça ne termine pas bien, l’Apocalypse : c’est la fin du monde.
On n’en entendait plus parler jusqu’à la semaine dernière, quand le bien-aimé Gérald Filion (moi aussi je l’aime) a invité François Trahan sur le plateau de Zone Économie, à RDI. J’ai l’impression que Gérald voulait donner à l’économiste l’occasion de raffiner ses propos, d’apporter des nuances, d’alléger sa comparaison, du moins. Eh bien non! Les prévisions de Trahan se sont assombries davantage depuis qu’il a évoqué l’Apocalypse, trois mois plus tôt.
L’entrevue se conclut sur cette observation de l’animateur et un petit rire étouffé : «Si on ne va pas bien personnellement, ce n’est pas vous qu’on appelle parce que vous êtes assez négatif…» François Trahan reste impassible devant le trait d’humour de Gérald Filion qui cherchait, j’ai l’impression, à retenir son auditoire de prendre d’assaut les Costco et les boutiques de chasse et pêche.
Ça ne s’est pas arrêté là. Les jours suivants, au cours de deux entrevues distinctes à la même émission, Gérald a sondé le PDG de la Caisse de dépôt et placement du Québec, Charles Emond, et l’économiste Clément Gignac sur les possibilités d’une éventuelle Apocalypse économique. Sans nier les fortes probabilités d’une récession et les perspectives peu reluisantes du côté boursier, les deux intervenants ont reconnu qu’évoquer une image rappelant le jugement dernier pouvait être un brin excessif.
Ce qu’annonce François Trahan pourrait quand même se concrétiser : inflation persistante, hausses supplémentaires des taux d’intérêt aux États-Unis, dégringolade de l’immobilier, récession, mises à pied, diminution des revenus des sociétés cotées en Bourse, marché boursier baissier… Pour un stratège qui œuvre à Wall Street, c’est possible que ça résonne comme la fin du monde.
J’ai aussi discuté avec Hendrix Vachon, économiste principal chez Desjardins, sans doute parfaitement inconnu à Wall Street. Son équipe maintient ses prévisions économiques pour le Canada, avec une récession avant la fin de l’année, suivie d’une réduction des taux à partir du début de l’année prochaine. Le taux directeur de la Banque du Canada, actuellement à 4,50 %, pourrait redescendre à 2,50 % d’ici la fin de 2024.
Il reconnaît qu’il y a beaucoup d’éléments d’incertitude dans le marché en ce moment, et que ça affecte le niveau de confiance envers ses propres prévisions. C’est la même chose pour tous les prévisionnistes. Autrement dit, bonne chance pour savoir ce qui nous attend.
Qui aura raison? On s’en reparlera après l’Apocalypse.