Génétiquement, nous sommes programmés pour satisfaire nos désirs plus ou moins dans l’instant. Ces mécanismes ont été essentiels à la pérennité de notre espèce à l’époque où on ne dominait pas la chaîne alimentaire et où les ressources pour nous maintenir en vie n’étaient pas livrées par Uber Eats. Cette période s’est étendue sur des centaines de milliers d’années, et on ne réinvente pas en trois ou quatre générations ce que l’évolution a mis autant de temps à tricoter.
On est donc focalisés sur nos petits besoins à court terme, on est faits comme ça. C’est ainsi qu’un homo sapiens peut chaque année parcourir 6000 km en avion pour skier dans les Alpes et déplorer sur les réseaux sociaux la disparition progressive des glaciers, à grand renfort d’émoticônes larmoyantes.
Je dévie de mon sujet, merci de me rappeler à l’ordre. Ce que je veux dire, c’est qu’il ne nous est pas naturel de nous projeter dans l’avenir, d’entreprendre des actions aujourd’hui en vue d’atteindre un résultat dans des décennies. Quand l’action consiste en plus à renoncer à un plaisir ou à un confort immédiat au profit d’un objectif incertain, ça regarde très mal. Voilà pourquoi nous éprouvons tant de difficultés à épargner pour la retraite (et «accessoirement» à lutter contre les changements climatiques).
Il y a là peut-être aussi l’explication au déclenchement des crampes au cerveau que je peux observer chez certains spécimens à l’évocation du concept de «risque de longévité», comme dans cette chronique parue la semaine dernière. Il y était notamment question d’offrir aux gens la possibilité de retarder jusqu’à 75 ans la prise des rentes de retraite des régimes publiques en échange de prestations (RRQ et PSV) accrues de presque 110 %.
C’est vrai que de présenter comme «risqué» le fait de vivre peut être troublant, d’autant plus qu’on s’est fait dire toute notre existence que mourir était dangereux! Lorsqu’on est jeune, en finances, on insiste plutôt sur le risque de mortalité. C’est d’ailleurs pour nous en protéger que l’assurance vie existe. Notez que l’assurance ne nous préserve pas de la mort, mais des impacts financiers d’un décès.
Le risque de longévité, donc. Le concept renvoie à la probabilité significative de survivre à son épargne, de faire connaissance avec la misère après avoir longtemps vécu dans le confort. Bref, de «prendre une débarque» à un âge où on ne s’en remettra pas.
Ma chronique de jeudi passé se penchait sur les propositions des co-auteurs du Rapport D’Amours (2013) présentées dans le cadre des consultations en vue de modifier le Régime de rentes du Québec.
Ces recommandations visent à ouvrir une avenue que je trouve intéressante : utiliser plus d’épargne au début de sa retraite pour retarder les prestations publiques, quitte à voir rapidement le fond de son bas de laine. Ainsi, à partir 75 ans, on pourrait toucher des rentes viagères généreuses, prévisibles et indexées à l’inflation.
On devrait alors planifier de manière à pouvoir profiter d’un revenu constant durant toute sa retraite. Une première phase s’appuierait principalement sur ses actifs personnels (REER, CRI, CELI, etc.), et une deuxième reposerait davantage sur des rentes publiques garanties à vie. Bref, la tranquillité d’esprit, peu importent les turbulences boursières et les flambées d’inflation (les deux spectres qui hantent les nuits des personnes âgées).
Voilà l’idée, bien que ce ne soit pas à la portée de tout le monde de pouvoir retarder ainsi les prestations publiques, ni toujours le plus avantageux pour ceux qui en auraient les moyens. Je souligne qu’on laisserait le choix de demander sa rente n’importe quand entre 60 et 75 ans.
Sur les réseaux sociaux et par courriels, que rétorque-t-on à cette approche? Excluons les messages de ceux qui n’ont rien compris (non, on ne force pas le monde à travailler jusqu’à 75 ans, on ne cherche pas non plus à ramener les conditions du XIXe siècle). Voici les trois plus fréquentes :
«Si je meurs à 76 ans? J’aurai contribué au RRQ toute ma vie sans en profiter.»
Réponse : vous serez mort et votre rente du RRQ sera le moindre de vos problèmes.
«Oui, mais mes héritiers ne toucheront rien de tout ce que j’ai mis dans le RRQ.»
Réponse : en effet, le RRQ applique le principe de mutualisation des risques, comme d’autres régimes de retraite à prestations déterminées. Ceux qui partent plus tôt financent les vieux jours de ceux qui vivent longtemps. Dans le cas des couples, le report donnerait logiquement droit à une meilleure rente au conjoint survivant.
«Oui, mais si j’épuise mon épargne rapidement, il ne reste rien pour mes héritiers».
Si vous êtes si préoccupé par vos héritiers, pourquoi ne pas leur donner maintenant une partie de vos avoirs? Si vous hésitez par crainte de manquer d’argent plus tard, c’est que vous n’en avez pas les moyens (et que vous avez probablement intérêt à repousser les rentes publiques le plus tard possible). Vos enfants de 50 ans ont-ils besoin de votre argent pour joindre les deux bouts ou leur héritage servira-t-il à partir en croisière?
Un des arguments les plus souvent évoqués pour demander les rentes publiques le plus tôt possible : «C’est mon argent!» Vrai. Maintenant, posez-vous la question avant de vous dépêcher à le récupérer : si vous demandez vos rentes avant 65 ans, à quoi ressemblera votre niveau quand vous aurez épuisé le reste, dans un quart de siècle?
Oui, je sais, c’est loin. À l’échelle d’un sapiens, ça paraît l’éternité.