Chronique|

L’artiste cuistot du Gîte Ami

El Houssine Boutchiche est le nouveau chef cuisinier du Gîte Ami.

CHRONIQUE / J’ai une histoire qui pourrait t’intéresser, m’a dit Pierre Ricard-Desjardins. Le Gîte Ami a embauché un nouveau cuistot. Un vrai de vrai chef cuisinier qui fait des petits plats nutritifs, bien présentés, et tout, et tout. Il est déjà la coqueluche des usagers, a insisté Pierre, un des administrateurs du refuge pour sans-abri de Gatineau.


Il s’appelle El Houssine Boutchiche.

Il est issu, me raconte-t-il, d’une famille de mystiques soufis, cultivée et bien connue au Maroc. Où il étouffait, d’ailleurs. En raison de la stricte discipline familiale, en raison aussi de la dictature du roi Hassan II. Jeune, il rêvait de devenir artiste, comme dans la chanson de Claude Dubois.



De ce que j’en comprends, il a eu une jeunesse de révolte où il est parti sur un coup de tête, et contre l’avis de son père, dans un périple à travers l’Europe. Il a étudié à Paris, il a fait la fête, il a discuté politique jusqu’à tard le soir, avec des amis, dans l’atmosphère éthérée et hippie de la fin des années 1970…

Après un retour au Maroc, d’autres péripéties rocambolesques, et un amour malheureux qu’il m’a raconté avec son humour très particulier, il a fini par immigrer au Canada. Un 27 décembre 1989, à l’âge de 27 ans. «Pour moi, le Canada, c’était la porte de la liberté!», me dit-il.

El Houssine Boutchiche a cuisiné au Palais des congrès, au Buffet des continents, à la Cage aux Sports, dans des résidences pour personnes âgées, entre autres, avant d'accepter une offre d’emploi au Gîte Ami.

Il caressait toujours l’espoir de réaliser son rêve: devenir un artiste, un poète, un musicien. «Tu connais la poésie arabe? me demande-t-il. C’est la plus belle du monde.»

Il a dégoté son premier emploi le 2 janvier, quelques jours après son arrivée. Un emploi de plongeur dans un commerce du centre Rideau. Il devait au plus vite rembourser son frère qui avait financé son immigration au Canada.



Il faut croire qu’Houssine avait du talent pour la cuisine. De boulot en boulot, il est passé de plongeur à aide-cuisinier, puis à sous-chef, avant de devenir chef. Il a appris son métier sur le tas, grâce à des gens qui ont cru en son potentiel. Comme le Karaté Kid, il a travaillé plusieurs années avec un chef japonais, à l’ancien Musée des civilisations. Son maître lui a enseigné non seulement les rudiments de la cuisine, mais aussi du yoga.

En 33 ans de carrière dans la région d’Ottawa-Gatineau, il a fini par toucher un peu à tout. Il a cuisiné au Palais des congrès, au Buffet des continents, à la Cage aux Sports, dans des résidences pour personnes âgées… et j’en passe. Il m’a raconté avoir cuisiné pour les grands de ce monde alors qu’il était sous-chef au Musée canadien de la Guerre.

Et en juin dernier, à 60 ans, il a accepté une offre d’emploi au Gîte Ami. Pourquoi?

Je n’ai pas trop compris sa réponse. Parce que ça fait son affaire. Parce qu’il avait besoin d’un travail moins prenant que ce qu’il faisait avant. Parce que: pourquoi pas? Les conditions de travail sont pas mal, c’est un nouveau défi. Et 200 repas par jour, c’est de la petite bière pour quelqu’un comme lui qui a préparé de grands buffets.

Au Gîte Ami, la direction savoure le luxe d’avoir un chef d’expérience pour diriger la cuisine. Sans entrer dans les détails, disons que la cuisine du Gîte n’a pas toujours figuré dans les bonnes grâces des inspecteurs de la salubrité. Houssine a remis de l’ordre là-dedans.

Au refuge, les repas sont préparés beaucoup à partir de dons de la communauté. Or Houssine fait des miracles avec les arrivages, me dit Pierre Ricard-Desjardins. Il y a moins de gaspillage, la bouffe est bonne. Comme dans les téléréalités de cuisine, Houssine voit arriver les boîtes d’aliments. Il lui suffit d’un coup d’oeil pour préparer mentalement son menu.



Lors de mon passage, il sortait d’une conversation avec un fournisseur et semblait contrarié. La coupe du pastrami n’était pas à son goût. «Je n’ai pas de sliceuse ici, alors je lui ai demandé de couper la viande fin, fin, fin, pour en faire des sandwiches. Avec de la moutarde pour le piquant et du pain mou à défaut de pain de seigle», m’explique-t-il. Du pain mou? C’est qu’une partie de la clientèle n’a plus de dents, me souffle Pierre à l’oreille.

Même la période des repas est une cérémonie.

La cuisine est fermée jusqu’à la dernière minute, le temps qu’Houssine prépare ses petits plats avec le même soin, la même attention, la même délicatesse que lorsqu’il cuisinait pour les chefs d’État et leur suite. «Je ne veux pas perdre la main!», dit-il. Il m’a raconté que pour s’inspirer, il compose un poème en arabe pour faire le lien entre les différentes composantes de ses plats.

«Quand les assiettes sortent, c’est beau! On se croirait à l’Orée-du-Bois (un restaurant de fine cuisine de Chelsea)!» s’amuse Pierre Ricard-Desjardins. Et lorsqu’on demande à M. Boutchiche pourquoi se donner tant de mal pour sortir de belles assiettes, il sourit, comme si la réponse était évidente.

«Mais parce que je suis un artiste!», répond-il. Mais bien sûr!