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C'est que le premier ministre canadien envisage de plus en plus de s’adresser à la Cour suprême dans l’espoir que le recours à la disposition dérogatoire de la Constitution canadienne soit mieux encadré. En fait, il souhaite qu’il soit carrément restreint.

Justin Trudeau s’inquiète de voir ce recours être utilisé préventivement et pas seulement après coup — c’est-à-dire après une décision d’un tribunal invalidant un ou des articles d’une mesure législative.

Le débat est technique, «technique» dans le bon sens du terme. Et il est politique, dans le vrai sens du terme.

Dans tous les cas, il est politiquement explosif.

Dire que certains espéraient un moment d’accalmie avec une possible entente à venir dans le dossier des transferts en santé! Mais non.

Le recours préventif (voire, le recours tout court) à la disposition soustrayant par période de cinq ans une loi aux garanties juridiques de la Charte des droits et libertés va à l’encontre de la vision fondamentale du Canada de Justin Trudeau, ainsi que de celle de nombreux Canadiens. Plusieurs poussent le chef libéral à agir, lui reprochant même une relative apathie.

Pour le premier ministre du Québec, le pouvoir dérogatoire est un outil essentiel à la survie de la nation québécoise. Sa vision est partagée par de très nombreux Québécois.

On est face à deux visions aux antipodes. Encore une fois, a-t-on envie d’ajouter, car ce sont un peu toujours les mêmes qui s’affrontent.

Trudeau

«On est en train de banaliser la suspension des droits fondamentaux», a déclaré Justin Trudeau au journaliste Joël-Denis Bellavance, de La Presse+. La disposition de dérogation doit demeurer «un outil de tout dernier recours», a-t-il insisté. L’entrevue a été diffusée samedi matin.

Le gouvernement Legault a utilisé préventivement la disposition de dérogation dans la loi 21 sur la laïcité de l’État et dans la loi 96 sur la langue française. Le gouvernement de Doug Ford l’avait aussi inscrite dans un projet de loi interdisant à des employés de soutien du secteur de l’éducation de débrayer, mais il a dû reculer devant le tollé suscité par cette mesure en Ontario.

En vérité, voilà maintenant plus d’un an que le gouvernement Trudeau jongle avec la possibilité de demander un avis à la Cour suprême sur l’utilisation — qu’il juge abusive — de la disposition de dérogation inscrite dans la Constitution canadienne.

Au fond, l’entrevue accordée par Justin Trudeau révèle surtout qu’on approche du moment où son ministre de la Justice ira cogner à la porte du plus haut tribunal au pays.

Legault

La volonté de M. Trudeau de voir la Cour Suprême limiter le recours à la clause dérogatoire «est une attaque frontale contre la capacité de notre nation de protéger nos droits collectifs», a tempêté François Legault, peu de temps après avoir pris connaissance de l’entrevue.

M. Legault s’est présenté en protecteur de la nation, ce qui lui vaut toujours de bons points dans l’opinion publique.

Il n’y est pas allé avec le dos de la cuillère. «Justin Trudeau veut s’attaquer à la démocratie et au peuple québécois tout entier. C’est à l’Assemblée nationale de décider des lois qui nous gouvernent en tant que nation.» Et d’assurer «que le Québec n’acceptera jamais un affaiblissement pareil de ses droits».

François Legault monte toujours au créneau sur cette question. En mai 2021, il avait été jusqu’à suggérer que la libérale Dominique Anglade ne partageait pas les «valeurs québécoises» simplement parce qu’elle s’interrogeait sur l’utilisation d’entrée de jeu de la clause dérogatoire dans le projet de loi 96. «Valeurs québécoises»? Le terrain était glissant. Il menait à distinguer entre d’éventuels bons citoyens et des mauvais. Un coup à ne pas refaire.

Cette fois, malgré ses mots-marteau, M. Legault s’est montré plus complet et plus subtil. Il a aussi reconnu que «la protection des droits individuels est importante» (avant de déclarer qu’«elle ne doit pas être érigée en dogme absolu»).

Il a aussi fait appel à Pierre Elliott Trudeau : «Justin Trudeau devrait méditer cette citation de son père à propos de la clause dérogatoire : “c’est un moyen pour les assemblées législatives fédérale et provinciales de garantir que ce sont les représentants élus du peuple plutôt que les tribunaux qui ont le dernier mot.”»

François Legault a deux objectifs ici: 1) rallier les Québécois; 2) dissuader le gouvernement Trudeau de se tourner vers la Cour Suprême.

Pourquoi? Parce qu’il croit sans doute sincèrement qu’il s’agit d’une question fondamentale pour le Québec.

Aussi, parce qu’une réaction forte comme la sienne ne peut que l’aider dans l’opinion publique québécoise.

Mais également parce qu’en cas d’échec devant le plus haut tribunal du Canada, c’est tout son pari politique des 10 dernières années qui serait mis à mal.

C’est aussi toute sa vision d’un Canada au sein duquel l’autonomie du Québec serait élargie qui serait écorchée.

Deux volets

Il existe deux volets à ce débat complexe.

Le premier porte sur le fond des choses. L’ancien ministre libéral et professeur à la faculté de droit de l’Université d’Ottawa, Benoît Pelletier, l’exprime parfaitement :

«Les pouvoirs dérogatoires assurent l’équilibre d’ensemble de la Charte canadienne des droits et libertés. Ils constituent d’ailleurs l’un des seuls moyens dont dispose le Québec pour faire valoir sa spécificité et son caractère national dans l’ensemble canadien. Face à une charte qui a été interprétée et appliquée de manière uniformisante par les cours de justice, les pouvoirs dérogatoires s’érigent dans l’environnement politique canadien comme une condition essentielle au maintien de la diversité propre au Canada et comme un outil précieux permettant au Québec de revendiquer le droit à la différence. En ce sens, les pouvoirs dérogatoires doivent être vus comme faisant partie de nos grands principes constitutionnels. Ils sont des remparts contre la standardisation, l’uniformisation du cadre constitutionnel canadien lui-même.»

Le deuxième volet porte sur l’invocation de la disposition dérogatoire de manière préventive plutôt que curative. Là, on est dans la politique au sens des rapports de force qu’elle sous-tend et entraîne.

Justin Trudeau estime que si les gouvernements devaient attendre une décision d’un tribunal avant de recourir à la disposition de dérogation, ils y penseraient deux fois avant d’aller de l’avant et en paieraient un prix politique en le faisant.

Ce n’est pas certain (l'histoire le démontre), mais c’est ce qu’il pense et surtout ce qu'il espère.

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