Les lunettes magiques
La lueur file dans le ciel depuis quelque temps puis ralentit au-dessus du Parc de la Gatineau. Au bord de l’eau, elle voit des feux illuminer la longue nuit du Solstice d’hiver. Filant toujours, la lueur survole la Tour de la Paix de la Colline du Parlement, avant de planer au-dessus du Marché By.
Elle admire, à travers les fenêtres, les menorahs aux bougies scintillantes et les sapins décorés pour les Fêtes. Le brouhaha des passants dans les rues l’intrigue; elle descend observer de plus près.
– Miam, c’est bon ! s’exclame un enfant.
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La neige crépitant sous leurs pieds, des gens dégustent des queues de castor, tandis que d’autres titubent sur la glace, tentant de garder en équilibre les paquets et les cadeaux qu’ils transportent. Des éclats de rire retentissent et la lueur ne remarque pas le poteau de fil électrique contre lequel elle se heurte avant de dégringoler vers le sol.
– Ayoye !
Tout le monde va découvrir quelle est cette lueur, s’inquiète le père Noël se relevant un peu étourdi de sa chute. Mes rennes sont-ils sains et saufs ? Saint-Nicolas s’aperçoit qu’il a perdu ses lunettes. Il ne voit presque plus. Un petit garçon très observateur prénommé Darshan a tout vu avec ses «nouvelles» lunettes. Il se demande d’ailleurs ce qu’un chariot plein de cadeaux et des chevreuils font là, sur le trottoir, dans cette drôle de position. Personne autour de lui n’a l’air d’avoir vu cette scène. Darshan remarque que le grand-père en rouge a brisé ses lunettes.
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– Vous voulez les miennes en attendant de réparer les vôtres ? lance-t-il à l’étranger.
Darshan a obtenu les siennes ce matin même de l’optométriste, Monsieur Kapoor, l’ami de son père. Fais attention de ne pas les perdre ou de les briser, lui a-t-il dit. Elles sont magiques !
Monsieur Kapoor est originaire de l’Inde. Il est de religion hindoue et adepte de Ganesh, le dieu de la sagesse, de l’éducation, de l’intelligence et de la prudence. C’est le patron des écoles et des travailleurs du savoir. Les lunettes ne sont pas seulement magiques : elles permettent à ceux qui les portent d’acquérir instantanément toutes les connaissances du monde. Il est de ce fait, le maître des petits génies. Ce n’est pas un hasard que l’optométriste ait choisi Darshan comme détenteur et gardien de ces lunettes magiques. Elles ne sont transmises qu’aux enfants dont le cerveau est capable de comprendre et d’analyser les phénomènes qui se passent autour d’eux.
Darshan repose ses lunettes sur son nez en se demandant qui est cet étrange personnage habillé de rouge et ce qu’il fait dans cet étrange chariot. À peine termine-t-il ces pensées qu’il est entrainé dans un tourbillon qui le soulève du sol pour le faire remonter le fil du temps vers le monde de ce grand-père.
– Au secours ! s’écrie-t-il sans comprendre ce qu’il lui arrive.
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Quelques secondes après ce voyage tempétueux, il atterrit brusquement sur une montagne de bonbons. Heureusement, il a toujours ses lunettes sur son nez. Il aperçoit une rangée de chalets aux toits blanchis et des lutins aux chapeaux pointus. Les êtres merveilleux se baladent sur une rue dallée en transportant des présents. Darshan se dit qu’il doit être en train de rêver. Une dizaine de lutins accourent.
– Saint-Nicolas a enfin trouvé le garçon aux lunettes magiques ! s’exclament-ils en chœur.
Une vielle lutine lui tend une sacoche remplie de poudre lumineuse et crie à pleine voix :
– L’esprit des Fêtes va enfin être sauvé !
Une luge apparaît sous Darshan. Des jets en feux d’artifice le propulsent vers l’avant. Le garçon s’agrippe aux lamelles en bois du petit traineau qui s’envole dans le ciel.
– Où allons-nous ? s’écrie le jeune enfant.
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Le traineau redevenu lueur file vers le Marché By. Le garçon, tout excité, passe alors d’un côté à l’autre de l’habitacle à la recherche de ses parents. Il bouge tellement que le véhicule volant menace de renverser.
– Maata, pita ! Maman, papa !
L’homme et la femme de l’entendent pas. Ils courent çà et là, dans le but de retrouver leur fils disparu. Comme par enchantement, Monsieur Kapoor apparaît à deux pas des Kumar. En le voyant, les adultes sursautent. L’optométriste leur faire signe de s’approcher et de tendre l’oreille. Il y glisse un secret.
Rassurés, les parents de Darshan lèvent les yeux vers le ciel et le scrutent. En un rien de temps, tous deux repèrent la lueur. Elle illumine le firmament à l’égal du sourire de leur fils. Les parents le saluent. À demi consolé, le garçon ne peut que poursuivre son voyage.
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Tout à coup, le traineau s’immobilise devant une grosse maison.
La fée Marie-Noëlle et son rire d’étoile accueillent Darshan. La lumière de sa baguette magique éclaire les lettres brisées et effacées de l’ambassade de la paix.
– Hé, Darshan, survolons le monde avec tes lunettes spéciales.
– Quelles joyeuses festivités ! s’exclame le garçon, au premier coup d’œil.
Ensuite… défilent comme dans un film la famine, la souffrance et d’horribles guerres.
– Non, Marie-Noëlle, pas ça! C’est affreux.
– Alors vite, ouvre vite la porte de l’ambassade.
Surprise! Les arrière-grands-parents de Darshan apparaissent. Ils lui remettent une boîte à manivelle et trois bougies luminescentes portant chacune une inscription : FOI, ESPÉRANCE, AMOUR-RESPECT.
– C’est ce qu’on a perdu, cher enfant. Repars avec Marie-Noëlle sur le traineau-lumière. Les bougies, la poussière de fée et la musique raviveront l’esprit de Noël.
L’univers s’illumine.
Darshan active alors la manivelle. Ô merveille ! La chanson Mille colombes de Mireille Mathieu retentit dans toutes les langues.
Que la Paix soit sur le monde pour les 100 000 ans qui viennent.
Faites un jour que tous les hommes redeviennent des enfants…
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– Oh ! s’exclame Darshan. Je vois et comprends tout. Vive les lunettes de Monsieur Kapoor!
Le jeune homme de dix ans voit large et non l’âge.
– En comptant bien, on n’a rien perdu, explique l’enfant-philosophe à Marie-Noëlle. On est seulement perdu parfois, en prenant le large, notamment dans l’âge. L’âge de l’âge est révolu en ce troisième millénaire. La vieillesse ne nous définit pas. Il est temps qu’on s’en rende compte.
La fée, surprise, l’écoute attentivement.
– Qui est grand ? Qui est petit ? Qui est vivant ?, enchaine Darshan avant que sa nouvelle amie puisse répondre. L’humain doit vivre bienveillamment à la lumière des trois bougies luminescentes. Et à l’instar du père Noël, dont la double fonction peu connue est de demeurer bon et de remarquer ce qui est bon, il faut commence par donner, puis pardonner.
Marie-Noëlle sourit.
– Retournons au Marché By, propose subitement le jeune homme. Je dois parler avec le grand-père en rouge.
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Darshan n’est pas certain que l’homme est bien Saint-Nicolas, celui que tous les enfants attendent avec impatience, ou s’il est juste un grand-papa qui prépare une surprise pour ses petits-enfants. Ce qu’il sait, c’est que cette aventure a commencé lorsque cet étrange personnage a brisé ses lunettes en se frappant sur un poteau.
Marie-Noëlle, à bord de son traineau, reconduit le jeune garçon devant le vieil homme.
– On ne se connaît pas, dit-il, mais j’ai l’impression que je dois vous donner ceci. Je crois que vous en allez en avoir besoin.
Darshan lui remet la poussière de fée.
– Oh, je pensais l’avoir perdue à tout jamais. Elle permet à chaque personne qui a été sage de réaliser un vœu.
L’homme en rouge aurait dû être heureux, mais on ressent la tristesse dans sa voix.
– Malheureusement, les lunettes qui me permettaient de voir l’âme des gens sont brisées. Je ne sais plus qui pourra réaliser un vœu.
Inquiet, Darshan réfléchit.
– Retrouvons Monsieur Kapoor. Je suis certain qu’il va vous aider.
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C’est à ce moment qu’un petit écureuil blanc émerge de la poche de l’homme en rouge. Il se nomme Pudding. L’animal vient se poser sur l’épaule du grand-père en émettant de petits cris. Le personnage au ventre bedonnant dit alors quelques mots à l’animal avant de regarder Darshan. Il hoche la tête, signifiant qu’il est d’accord.
Le garçonnet attrape spontanément la main du grand-père. Tous deux s’enfoncent alors dans le cœur du marché By. Mais où sont ses parents ? Ils marchent et marchent, puis contournent l’horloge de la grande place.
Pouf ! L’optométriste apparait.
– Monsieur Kapoor, nous avons besoin de vous. Mon ami a brisé ses lunettes et cela l’attriste. Pouvez-vous les réparer ?
À ces mots, l’écureuil blanc sort de la poche du vieil homme. Il tient la monture qu’une affreuse cassure menace de séparer en deux. La bestiole les secoue devant les yeux de l’homme à la barbe blanche pour lui rappeler qu’elles sont brisées.
– Arrête, Pudding !
L’écureuil fixe l’enfant. Il se projette vers l’avant et tente de lui arracher ses montures. Il veut les remettre à l’homme aux joues rondes. Darshan se défend et pousse un cri. L’appel vibre dans les oreilles de ses parents qui étaient à sa recherche. Leurs yeux oscillent de droite à gauche pour mieux situer la provenance du bruit. Ils voient d’abord la lueur qui brille au-dessus du Marché By comme l’étoile qui guidait les rois mages. Ils s’y orientent avec l’espoir de voir leur enfant.
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– Darshan, tes parents sont là-bas ! chante Marie-Noëlle.
En les rejoignant, le garçon trébuche et laisse échapper ses lunettes. Pudding les ramasse rapidement. En un clin d’œil, il atterrit sur le nez de son ami et veut y déposer les montures.
– Noooooon, l’interdit Monsieur Kapoor d’une voix tonitruante.
L’optométriste saisit les lunettes, qu’il cache aussitôt dans sa poche. Puis il salue ses amis de longue date.
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Ravi d’enfin retrouver ses parents après ce voyage épique au pays du pôle Nord, Darshan s’empresse de leur raconter son histoire.
De connivence avec Marie-Noëlle, Pudding subtilise les montures à Monsieur Kapoor en catimini. Rapide comme l’éclair, il les donne au bonhomme tout de rouge vêtu. Tout s’est passé très vite.
– Darshan, mon chéri, comme nous sommes heureux de te revoir, entonnent en chœur son père et sa mère.
– Saleté d’écureuil ! grommelle l’optométriste.
– Ah… enfin! soupire l’homme en rouge. Maintenant je peux voir qui a été sage. Mieux encore, il me semble voir bien au-delà des âmes… Comme si le monde avait changé en l’espace d’un claquement de sabots de rennes. Peut-être que mes vieilles montures n’étaient plus ajustées à ma vue. Ce que je vois maintenant est si… différent, si beau. Peut-être que je devrais sortir plus qu’une fois par année. Ho! Ho! Ho!
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Après l’avoir entendu, tous sourient. Le grand-père en rouge reprend alors confiance et ses yeux tristes cèdent place à de grandes billes étincelantes. Même Monsieur Kapoor semble plus serein. Il réfléchit un instant avant de dire au père Noël :
– J’ai une idée ! Je vous fabriquerai des lunettes spéciales à partir de celles de Darshan. Chacune aura des verres magiques. Comme ça, vous profiterez tous les deux des pouvoirs et de sa magie. Et puisque le père Noël a gardé son cœur d’enfant, il pourra ressentir l’effet miraculeux des montures miraculeuses.
Darshan sautille de joie. Pudding aussi.
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Les cloches du Parlement annoncent l’arrivée de la vingt-deuxième heure. Darshan, le père Noël, Marie-Noëlle, les Kumar et les rennes se rendent à l’atelier de Monsieur Kapoor. Situé dans une immense tour à condo, l’endroit est parfait pour décompresser pendant la confection des lunettes.
Darshan regarde autour de lui. Monsieur Kapoor travaille. Les rennes sont couchés gentiment et ronflent. L’écureuil se goinfre des plantes du salon. Marie-Noëlle chante tandis que Saint-Nicolas mange des biscuits. Le garçon rit.
Quelques jours plus tard, alors que le père Noël entame sa course folle, Darshan se lève et allume trois bougies : une pour la foi, une autre pour l’espérance, et la dernière, pour l’amour-respect. En regardant par la fenêtre, il voit une lueur familière et des millions de petits fragments scintillants.
– De la poudre de fée, s’émerveille-t-il.
Ses arrière-grands-parents lui reviennent à l’esprit. Il ferme les yeux et fait son vœu :
Faites un jour que tous les hommes redeviennent des enfants…
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Les auteurs et autrices:
- Diane Descôteaux
- Any Gravelle
- Mikael Gravelle
- Mary Juneau
- Christian Quesnel (illustration)
- A.M. Matte
- Gaston Mabaya
- Gabriel Osson
- Lamara Papitashvili
- Valérie Perreault
- Bytchello Prévil
- Sylvia Sirois
- Colette St-Denis
Les signataires sont tous membres des deux associations d’auteur.e.s de la région d’Ottawa-Gatineau, l’AAAO et l’AAOF.