Épisode 1: Les Hulloises en ont assez de l’ivrognerie

Rue Principale [promenade du Portage] à l’angle de la rue du Pont [Eddy] vers 1940.  

Après des mois de revendications pour que les autorités municipales de Hull interdisent la vente d’alcool le dimanche dans les cafés, clubs, hôtels, tavernes et autres lieux de vice, la patience des femmes de la paroisse Notre-Dame-de-Grâce a atteint sa limite. Elles sont près de 500 réunies dans la grande salle paroissiale après une convocation de dernière minute, en ce 12 septembre 1940.


Malgré les pressions faites par le mouvement d’Action catholique de Hull et une pétition de 17 000 noms réclamant le redressement des moeurs, rien n’y fait. Le maire Alphonse Moussette maintient sa position tolérante et complaisante à l’hôtel de ville. L’alcool coule à flots à toute heure du jour ou de la nuit, sept jours sur sept, dans les débits de boisson. Des maisons de jeux clandestines opèrent et les prostituées racolent en toute impunité sur la rue du Pont (Eddy).

L’été tire à sa fin, mais l’automne électoral à la mairie de Hull s’annonce déjà chaud. «Nous supplions avec insistance et de toutes nos forces l’honorable premier ministre [du Québec Adélard Godbout], le procureur général de la province et député provincial Alexis Caron, le président de la Commission des liqueurs et les membres du conseil municipal de Hull de faire cesser les désordres dans notre ville», demandent les femmes dans une résolution unanime et chaudement applaudie.

(Le Droit, Patrick Woodbury)
Panorama de Hull vers la fin des années 1920. Prise à partir d’Ottawa, on voit l’église Notre-Dame-de-Grâce et un partie des installations de la E.B. Eddy.  

Le clergé qui prêche la tempérance dans toutes ses églises depuis des années sent qu’une bataille décisive approche. «Quand la femme entreprend quelque chose, la cause est gagnée, lance le père Côté, curé de la paroisse Notre-Dame-de-Grâce, devant la salle bondée. Dieu est offensé, son dimanche est profané. Les trafiquants de boissons se sont emparés du jour du Seigneur pour y poursuivre leur commerce, comme Hitler l’a fait dans plus d’un pays. C’est une dictature contre les droits de Dieu au détriment du bien moral et matériel de notre population. Nous ne devons pas les laisser faire.»

 Le Droit, 12 septembre 1940

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Mis au fait du rassemblement, le chanoine J-A Carrière, qui est à la tête depuis 33 ans de la paroisse voisine, Saint-Rédempteur, accourt pour prendre lui aussi la parole devant cette assemblée spontanée. «Il y a trop longtemps qu’on se laisse conduire par dix ou quinze hommes tout au plus, il est l’heure de faire changer cela, lance-t-il. Le désordre dure depuis trop longtemps. Une ville catholique et canadienne-française se doit de faire enfin cesser ces désordres.» Pour lui, les responsables de la mauvaise réputation de la ville sont directement ceux qui la dirigent.

Rappelant aux femmes qu’elles viennent tout juste d’obtenir le droit de vote, cinq mois plus tôt, le chanoine Carrière ajoute: «vous avez une influence électorale maintenant, servez-vous-en», en soulignant évidemment que cela doit se faire en «coopération avec les hommes».

Allégations de corruption

Inspiré par ce qu’il observe en Outaouais, le cardinal Jean-Marie Rodrigue Villeneuve, la plus haute autorité de l’Église au Québec, décide d’entreprendre la même démarche partout en province. En quelques semaines, une pétition lancée à Montréal recueille rapidement 300 000 signatures, et celle de Trois-Rivières, plus de 39 000 noms.

Galvanisé, le Comité diocésain d’Action catholique organise une nouvelle assemblée le 18 octobre, cette fois à la salle paroissiale Saint-Joseph de Hull. Cinq échevins sont présents, dont Achille Morin, un proche du maire Moussette. Ce dernier rappelle que les membres du conseil sont «animés des meilleures intentions» et qu’il est personnellement pour le respect du dimanche.

L’assemblée prend rapidement une saveur politique. Plusieurs n’hésitent même plus à ouvertement pointer du doigt la classe politique en place comme responsable du mal qui ronge la ville. Certains vont jusqu’à alléguer des malversations, de la corruption et de l’abus de pouvoir. «Il faut que les autorités restent debout et que la police fasse son devoir, et la police elle fait son devoir quand les autorités y voient et ne l’empêchent pas», déclare le père Côté.

Le maire de Hull, Alphonse Moussette vers 1930.

Les langues se délient dans la grande salle paroissiale. Plusieurs intervenants se succèdent pour prendre la parole. Les défenseurs de la tempérance et de la moralité sentent que le vent est en train de tourner. Il ne reste que deux mois avant les élections. «Le conseil municipal doit donner le ton et diriger la lutte et ne pas se laisser supplier et n’agir que faiblement à la suite de démarches et pressions réitérées, ajoute Thomas Moncion, président du Comité diocésain d’Action catholique. Hull ne pourra jamais prospérer dans de telles conditions. Un nettoyage s’impose et il nous faut des représentants publics parfaitement libres, désintéressés et capables de voir à l’assainissement de la ville.»

«Grand nettoyage»

Le lendemain, le 19 octobre 1940, les propos tenus en assemblée, la veille, sont encore sur toutes les lèvres. L’influent rédacteur de la page de Hull dans le quotidien Le Droit, Henri Lessard, publie un éditorial percutant dans lequel il affirme que «l’avenir moral et matériel de Hull est en jeu». Il dénonce le manque de sérieux des autorités à mettre fin au désordre qui règne en ville et leur entêtement à ne pas faire observer la loi qui interdit les maisons de jeux illégales.

Le Droit, 12 septembre 1940

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«Si l’autorité n’a pas plus de soucis que cela de faire observer les lois, si elle s’y complaît, il n’y a pas à s’étonner que le peuple finisse par réprouver un régime de pareille tolérance et de connivence, écrit-il. Il n’y a qu’une chose à faire, secouer notre apathie déplorable, principalement notable chez ceux qui devraient former notre classe dirigeante […], procéder au grand nettoyage et voir ensuite à tenir constamment la maison propre. Hull souffre encore du chômage plus que bien d’autres villes et elle est dans une pauvreté générale qui risque de devenir légendaire, de constituer un type classique de paupérisme. C’est pénible à dire, mais c’est ainsi et n’oublions pas que c’est la vérité qui sauve, parce que seule elle détermine réellement les actions qui s’imposent.»

Le vice pour remplir les coffres de la Ville

La réputation sulfureuse de Hull n’est plus à faire à la fin des années 1930. La prohibition en vigueur à Ottawa de 1916 à 1927 a transformé sa voisine malfamée en véritable destination du crime. 

Entre 1926 et 1938, près de neuf arrestations sur dix effectuées par la police de Hull sont liées à la fréquentation de maisons de jeux, à la prostitution, au désordre et à l’ivresse.

Vue aérienne de Hull en 1940. On y voit le pont Alexandra, l’église Notre-Dame-de-Grâce, les installations de la E.B. Eddy et le pont des Chaudières au loin.

Au tournant des années 1940, 70% des crimes sur le territoire de cette ville industrielle embourbée dans la crise économique sont toutefois commis par des non-résidents.

«Ottawa la pure traversait à Hull pour prendre un verre et un peu plus, explique l’historien Hugues Théorêt. Même après la fin de la prohibition à Ottawa, la tradition de traverser à Hull pour aller boire va se perpétuer. Hull devient vraiment une ville ouverte. Tu en avais pour ton argent, c’était le rendez-vous de tous les vices. Ça répondait aussi à une clientèle d’ouvriers, de travailleurs de chantier et de voyageurs de commerce.»

Dans les années 1930, on comptait à Hull jusqu’à 500 établissements, licenciés ou clandestins. Barbottes, bals à l’huile, «bookies» hôtels et bars proliféraient. «Ce sont des chiffres invraisemblables, lance M. Théorêt. Il faut imaginer la population vivre à travers l’ivresse, la prostitution, le jeu illégal.»

Rue du Pont [Eddy] à l’angle de la rue Principale [promenade du Portage] vers 1945. On voit les rails de l’ancien tramway et le Bank Hôtel.  

Les amendes qui sont données en grande partie à des résidents d’Ottawa en manque de sensations garnissent les coffres de la Ville.  Les statistiques sur la criminalité à Hull sont cependant plus représentatives des directives données aux forces policières par l’autorité politique qu’à une quelconque criminalité objective sur le terrain, explique l’historien André Cellard dans son ouvrage sur la criminalité à Hull, publié en 1992. Il faut être prudent dans l’analyse de ces données, soutient-il, puisqu’elles relèvent surtout d’un «certain magouillage politique». 

Taxe sur le vice

En mai 1936, le maire Alphonse Moussette, lui-même propriétaire d’établissements associés aux variétés - il est propriétaire d’un cinéma et du bar Avalon - entreprend de joindre l’utile à l’agréable. Par voie de résolution, le conseil municipal demande à la Police provinciale de cesser ses descentes sur le territoire de Hull, laissant l’entière responsabilité de la lutte à la criminalité à sa police municipale. La Ville se réserve ainsi la totalité des revenus des amendes. 

La Ville s’assure donc de bénéficier financièrement du crime tout en évitant de traduire devant les tribunaux les tenanciers et les véritables criminels, explique M. Théorêt. Elle profite du commerce illicite sur son territoire sans mettre en danger l’une de ses principales sources de revenus. 

«C’était de l’argent frais qui rentrait dans les coffres de la Ville, note l’historien, une manne collectée sur le dos de l’ivresse, des troubles publics et de la prostitution. Il n’y avait pas d’incarcérations.»

Les registres de police offrent un bon aperçu de ce que pouvait représenter une razzia pour la Ville de Hull. Une descente au 10, rue Youville survenue le 16 octobre 1937 a rapporté 650$ [environ 12 800$ aujourd’hui]. Un certain Paul Dupuis, visiblement bien connu des milieux policiers parce que son nom revient souvent lors des descentes, est condamné à payer une amende de 40$. À 10$ chacun, les 61 clients de son établissement de jeu illégal se sont pour leur part vu imposer une amende de 10$. 

Les statistiques sur la criminalité de 1937 cachent bien mal la stratégie des autorités municipales. La police procède à l’arrestation de 367 personnes prises en flagrant délit de fréquentation de maisons de jeux illégales, mais un seul tenancier figure dans les registres.  

Hôtel Windsor construit en 1927 et démoli en 1978 à l’intersection des rue Principale [promenade du Portage] et rue Hôtel-de-Ville.  

Quelques incorruptibles dénoncent sporadiquement la corruption et la connivence d’élus avec le monde interlope, mais rien n’y fait. Une campagne de moralité pour mettre fin au désordre qui règne en ville et pour l’interdiction de la vente d’alcool le dimanche se met en branle à la fin des années 1930. Le point culminant survient à l’automne 1940 lorsque des centaines de femmes se réunissent à l’improviste à la salle paroissiale Notre-Dame-de-Grâce.

«L’Église catholique dirigée à l’époque à Hull par les Oblats et le journal Le Droit vont littéralement créer un mouvement de protestation, explique Hugues Théorêt. Il y a beaucoup d’allégations dans l’air. Les gens sont tannés de la réputation de la ville. Une pétition va recueillir 17 000 noms. C’est l’équivalent du nombre d’électeurs à Hull. Il est question du respect du dimanche, de mettre fin à la corruption, mais ce que les gens veulent c’est mettre fin aux troubles, laver la réputation de la ville. Les gens sont inquiets pour leurs enfants et ils prennent conscience que ce n’est pas en réélisant Alphonse Moussette qu’ils vont faire cesser tout ça.»