«Mot en n» à l’Ud’O: condamnation et «tissu de mensonges»

Verushka Lieutenant-Duval

Verushka Lieutenant-Duval, cette professeure à temps partiel qui a été au coeur d’une controverse et qui a été suspendue à l’automne 2020, n’a jamais eu l’impression d’être entendue par ses supérieurs de l’Université d’Ottawa (l’Ud’O), qui selon elle, l’ont condamnée dès le moment où ils ont appris de son utilisation du «mot en n» dans une classe et avant même de la rencontrer.


«Je me souviens de regarder le doyen et d’être devant quelqu’un qui entend ce que je dis, mais que ça sort de l’autre oreille. Je suis convaincue que cette personne avait déjà, avant même cette rencontre, fait son opinion comme quoi j‘étais coupable. Tout ce que j’ai dit cette journée-là, c’était du vent. J’avais vraiment l’impression d’être devant quelqu’un qui était complètement fermé, qui m’avait déjà condamnée, sans même savoir ce qui s’était vraiment passé en classe. J’étais coupable (à ses yeux). Je le voyais. Je le sentais».

C’est ce dont la principale intéressée se rappelle de sa rencontre du 6 octobre 2020 avec le doyen de sa faculté des Arts, Kevin Kee. Il s’agissait de la première fois où elle avait eu l’occasion d’expliquer à un dirigeant de l’Ud’O le contexte dans lequel le «mot en n» avait été utilisé dans sa classe, soit quatre jours après sa suspension.

Mme Lieutenant Duval a poursuivi son témoignage, vendredi, devant le tribunal d’arbitrage deux mois après le début des audiences, en août dernier. Deux griefs ont été déposés en son nom par l’Association des professeurs à temps partiel de l’Université d’Ottawa (APTPUO) contre son ancien employeur, notamment pour contester une suspension injustifiée.

Pendant une bonne partie de cette troisième audience, elle a raconté son désarroi, voire son désespoir, de devoir défendre sa liberté académique à divers dirigeants de l’Ud’O dans les jours qui ont suivi sa suspension du 2 octobre 2020.

Réintégration

Lors de la rencontre avec M. Kee, on lui demande également de communiquer avec la conseillère spéciale de l’Ud’O en matière de diversité et inclusion, Steffany Bennett pour planifier sa réintégration éventuelle dans les deux classes où elle enseigne. Mme Lieutenant-Duval est forcée de refaire une formation sur le respect – et une sur le racisme plus tard – en plus d’écrire une lettre d’excuses à ses étudiants.

Cette dernière devra être acheminée au doyen à des fins de révision.

Verushka Lieutenant-Duval

Entre-temps, la professeure s’inquiète pour ses étudiants, avec lesquels il lui est défendu de communiquer, informe-t-elle. Une dizaine d’entre eux, dont des étudiants noirs, lui aurait envoyé des mots de soutien. D’autres s’inquiéteraient des évaluations à venir.

«Il faut s’occuper d’eux. Ce sont eux les plus importants. Mais on ne le fait pas et ça m’achale», lance Mme Lieutenant-Duval en parlant de ses états d’âme à l’époque.

Celle-ci envoie sa lettre d’excuses à M. Kee plus tard en après-midi, le jour même de sa rencontre avec le doyen. La réponse viendra une semaine plus tard avec plusieurs changements.

Le passage où elle écrit que l’utilisation du «mot en n» «aurait pu être perçue comme blessant» devient «qui est profondément blessant pour plusieurs.» Celui où elle parle de ses états d’âme est lui aussi biffé, car non pertinent, lui explique-t-on.

«C’est quelqu’un qui n’a aucune nuance, qui considère dans le fond les étudiants comme un mur monolithique, accuse-t-elle. Je ne suis pas d’accord avec cette façon de voir les choses, mais je vais me conformer, car mon objectif est de revenir en classe.»

En théorie, le lendemain de la réception de cette lettre, le 14 octobre, elle doit enseigner son cours Arts et Genres, et celui en communications deux jours plus tard. Toutefois, elle est toujours plongée dans le noir.

Verushka Lieutenant-Duval

Chose certaine, le retour en classe serait d’abord assuré par Mme Bennett - en l’absence de Mme Lieutenant-Duval - pour discuter de l’enjeu de l’heure avec les étudiants.

«Une rencontre mémorable» entre les deux dames a lieu le 13 octobre, souligne la chargée de cours. «Je comprends que je suis devant quelqu’un qui est complètement fermé, qui n’est pas là pour avoir une conversation sérieuse.»

Néanmoins, elle témoigne que Mme Bennett lui a confirmé qu’il n’existait pas de «liste de mots» interdits à l’Ud’O.

«Je suis sortie de cette réunion sans savoir ce qu’on me reprochait vraiment.»

Médias et déclarations de l’Ud’O

En après-midi, l’avocate de l’ APTPUO, Marie-Pier Dupont, a posé quelques questions sur l’attention médiatique provoquée par la tourmente à l’Ud’O. Si au début des articles de journaux universitaires choquent Mme Lieutenant-Duval par la teneur de leur propos, voire par l’atteinte à sa réputation, une chronique d’Isabelle Hachey de La Presse renverse la vapeur le 15 octobre.

Mme Lieutenant-Duval dit avoir reçu quelque 500 courriels d’appuis de tous les horizons et seulement quatre de nature négative, dont deux d’une même personne.

«Ma vie change du tout au tout. Je suis passée des deux pires semaines de ma vie – je suis dans ma maison; je pleure, je ne dors pas; j’ai toute une machine administrative qui essaie de me convaincre que j’ai commis une grave erreur; je suis seule, je sens que ma vie bascule; je pense à des idées très sombres - à un vent de soutien immense […] Je ne sais pas ce qui va se passer, mais je ne me sens plus seule.»

Mme Lieutenant-Duval est également reconnaissante du fait que 34 de ses pairs de l’Ud’O, dont plusieurs professeurs permanents - signent une lettre d’appui.

«Pour le moral, je me suis sentie épaulée.»

Il a aussi été question des maintes déclarations publiques de la direction de l’établissement pendant la tourmente, notamment du recteur Jacques Frémont qui a abordé la crise en parlant de racisme récent sur le campus.

«On associe l’utilisation du ‘mot en n’ à des événements racistes. Je ne vois pas le lien […] C’est choquant.»

Me Dupont a passé au peigne fin une série de communications de l’Ud’O.

Mme Lieutenant-Duval n’a pas mâché ses mots en parlant de leur allure contradictoire et erronée.

À plusieurs reprises, elle a parlé «de fiction» et «du gros n’importe quoi», pour expliquer les diverses déclarations diffusées.

En fin de journée, une entrevue radiophonique de M. Frémont a été entendue par l’arbitre Michelle Flaherty.

Lors de celle-ci, le recteur affirme que la chargée de cours n’avait jamais été suspendue; qu’elle avait demandé de l’aide du doyen pour intervenir dans sa classe et que sa liberté académique n’avait pas été censurée.

Mme Lieutenant-Duval a vivement nié ses déclarations.

«C’est un tissu de mensonges […] qui scrappe ma réputation.»

À ce jour, ni M. Frémont ni son équipe n'a communiqué avec Mme Lieutenant-Duval pour obtenir sa version des faits, soutient-elle.

Les audiences se poursuivent le 1er décembre.