J’ai promis à l’écrivain Serge Doubrovsky, un après-midi d’hiver 2011, dans son appartement de Paris, de raconter ceci chaque fois que j’aurais l’impression que nous risquons de mettre collectivement le doigt dans un certain engrenage. Un engrenage qui a déjà existé, et dont les conséquences ont été au-delà des pires cauchemars de ceux et celles qui tentaient de prévenir : «attention, n’allons pas là ; si nous y allons, nous allons glisser, glisser, doucement, imperceptiblement, presque sans nous en apercevoir, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Jusqu’au cataclysme.»
Serge Doubrovsky est l’auteur sur lequel portait ma thèse de doctorat et mon premier essai publié. Il est aussi celui qui a inventé le mot «autofiction», et un des premiers à avoir réfléchi à ce que ça signifiait de raconter sa vie après l’avènement de la psychanalyse, après la post-modernité, après avoir compris que nous ne sommes pas toujours conscients de ce que nous écrivons quand nous écrivons, que notre mémoire et notre inconscient peuvent nous jouer des tours.
Bref, l’autofiction selon Doubrovsky, c’est ce qui est arrivé quand on a compris que toute autobiographie est mensongère. Que LA vérité d’une vie n’existe pas. Qu’il y a DES vérités. Voire que la vérité de l’un est la fiction de l’autre. Et fidèle à la formule de Montaigne qui disait que chaque homme porte en lui l’humaine condition, Serge Doubrovsky, dans ses autofictions, raconte sa vie d’amoureux, de professeur, d’écrivain… mais surtout, il raconte le destin d’un homme né en 1928, fils d’un immigré russe, juif, qui a dû se cacher des mois, enfant, pendant la Seconde guerre mondiale, pour échapper à mort. Le destin singulier de l’écrivain s’inscrit dans l’Histoire. Son traumatisme personnel bascule dans le collectif. Il a écrit des pages parmi les plus puissantes que j’aie lues sur ce que c’était que d’être juif dans cette France-là.
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L'étoile de Serge
Ce jour d’hiver 2011, une fois que nous avons eu fini d’enregistrer une discussion qui devait être incluse dans mon livre sur lui, il m’a demandé de rester un moment.
Il s’est levé, péniblement, il a disparu un moment, puis il est revenu avec une boîte en carton. Elle était remplie de souvenirs. Des photos de personnes dont il parlait dans ses livres, des visages à mettre sur tous ces gens de papier qui m’étaient devenus familiers au fil des années. Un portrait de sa mère.
Soudain, plongeant la main dans la boîte — «Ah, voilà.» — il en a ressorti un morceau de tissu jaune doré. Il l’a déplié, puis l’a délicatement déposé au creux de ma main.
Une étoile jaune. Une vraie.
Les fils avec lesquels Serge Doubrovsky, ou un de ses parents, avait été obligé de la coudre sur la poitrine de son manteau d’enfant, dépassaient encore du tissu et me chatouillaient la paume.
Une étoile jaune. Avec tracé en noir le mot «juif».
L’étoile jaune que Serge Doubrovsky avait conservée et dont il m’a expliqué ce jour-là qu’il ne se remettrait jamais d’avoir dû la porter.
Je sens encore aujourd’hui le poids imperceptible de ce morceau de tissu qui disait toute la lourdeur de la haine qui peut s’emparer d’un peuple, d’une époque, d’un pays. Elle était si légère. Petite. Hideuse.
«JUIF :Au centre des six pointes bordées d’un trait noir, sur fond d’or éclatant, les lettres de jais se contorsionnent. Je n’ai plus de nom. Plus rien. Un mot. Quatre lettres à la gothique. Vidé d’un seul coup jusqu’à l’os. Nettoyé de ma chair. L’intimité chaud et moite qui circule des pieds à la tête, sang, lymphe, moi, asséchée, évaporée. Quatre lettres qui se tordent et grimacent entre les murs de l’hexagone tracés à l’encre de chine.» (Doubrovsky, La Dispersion, 1969.)
Une promesse
Je n’ai pas pleuré ce jour-là devant Serge qui me demandait si je pensais que ma génération allait faire l’effort de ne pas oublier ce qu’il me montrait, ce qu’il en avait écrit. Si nous allions savoir reconnaître les prémisses de l’horreur. Celle qui l’avait visé, lui, ou celle qui avait ailleurs, à d’autres époques, visé d’autres Autres. Celle qui pouvait un jour viser chacun d’entre nous.
Je n’ai pas pleuré parce qu’il y aurait eu une sorte d’indécence à verser des larmes devant lui. Mais j’ai promis à Serge de ne pas oublier son histoire. Et de la raconter à mon tour.
La semaine dernière, l’extrême droite a remporté une victoire historique en Italie. En France, le pourcentage du parti de Marine Le Pen a monté en flèche depuis les présidentielles de 2002, où son père s’était rendu au 2e tour du scrutin. Ici même, chez nous, les discours haineux envers certaines catégories de la population se « normalisent » à tel point qu’on n’est plus même bien certains qu’il s’agit bien de cela. Nous sommes heureusement, au Québec, dans un coin du monde plutôt très paisible, ouvert (ce n’est pas pour rien que j’ai désespérément voulu revenir y vivre en 2017, après des années à l’étranger : je voulais retrouver cette ouverture, ce calme et ce sens de l’accueil que je ne trouvais pas ailleurs), mais ces surgissements de moins en moins rares de petite haine décomplexée m’inquiètent.
Je me demande si Serge, qui n’est malheureusement plus des nôtres, me préviendrait que le monde est de nouveau au début d’un engrenage. Je me demande s’il me dirait : « je sais ce que c’est ; faites attention ».
Non, je ne me demande pas, je le sais.
Alors je prends un moment pour vous raconter comment un jour, un homme qui avait été obligé enfant de porter l’étoile jaune m’a transmis quelque chose, et comment je lui ai promis de le transmettre à mon tour.
***
Les livres de Serge Doubrovsky :
Le Jour S suivi de Chronique américaine, roman discontinu, Paris, Mercure de France, 1963.
La Dispersion, Paris, Mercure de France, 1969.
Fils, Paris, Galilée, 1977.
Un amour de soi, Paris, Hachette, 1982.
La vie l’instant, Paris, Balland, 1985.
Le Livre brisé, Paris, Grasset, 1989.
Laissé pour conte, Paris, Grasset, 1999.
L’Après-vivre, Paris, Grasset, 1994.
Un homme de passage, Paris, Grasset, 2011.