La SOCAN perçoit et redistribue aux artistes et éditeurs les redevances versées par les radios à titre de droits d’auteur lorsqu’elles font jouer les pièces de ceux-ci.
Les auteurs-compositeurs francophones estiment avoir été lésés en raison d’une erreur dans le modèle de redistribution des redevances qui a favorisé leurs collègues anglophones du reste du pays.
Une erreur de 45 %
«Pendant une période d’au moins 18 mois, il y a eu un déséquilibre entre les sommes qui étaient payées par les radios du Québec et les redevances qui étaient distribuées aux auteurs-compositeurs dont les œuvres ont été jouées sur les radios du Québec», a expliqué l’éditeur David Murphy en entrevue avec La Presse Canadienne.
«Ce déséquilibre correspond à un manque à gagner de 45 %, un pourcentage déterminé à partir des chiffres de la SOCAN», a-t-il précisé.
David Murphy, dont l’entreprise éponyme se spécialise dans la gestion de droits musicaux, présentera une demande d’autorisation d’action collective au nom des auteurs-compositeurs du Québec «à la fin de septembre ou au début d’octobre».
Vigneault, Coeur de Pirate, Elisapie et autres
Un peu plus d’une douzaine d’auteurs-compositeurs québécois, dont Gilles Vigneault, Cœur de Pirate, Vincent Vallières, Elisapie, Ariane Moffat ou Klô Pelgag, pour ne nommer que ceux-là, signent d’ailleurs une lettre dénonçant la méthode de calcul de la SOCAN qui les a privés de leur dû.
«Il est clair que le Québec a été sous-représenté pendant plusieurs années dans les méthodes de répartition de la SOCAN», écrivent-ils.
«Nous sommes ces vétérans de la chanson ou ces fiers représentants de la relève. Nous sommes les artisans de cette effervescence musicale qui s’entend sur les ondes des radios du Québec.
«Notre culture ne peut vivre que si tous les créateurs perçoivent sans compromis de leur société de gestion, l’intégralité des redevances qui leur revient de plein droit», font-ils valoir.
Des redevances versées aux mauvais destinataires
Selon les calculs réalisés par David Murphy et endossés par deux économistes indépendants, l’erreur dans la méthodologie de la SOCAN a fait en sorte que «pour chaque dollar payé par les radiodiffuseurs du Québec, il y avait 55 sous qui s’en allaient aux créateurs dont les œuvres avaient été diffusées sur ces radios. L’autre 45 sous, lui, a été partagé par l’ensemble des auteurs-compositeurs et éditeurs dont les œuvres ont joué à l’extérieur du Québec.»
Il explique que, dans le bassin de calcul de la SOCAN «il y avait peut-être 9 % ou 10 % des 200 radios qui venaient du Québec, alors que le Québec représente 20, 22 ou 23 % des droits de licence canadiens. Donc le fait que les radios québécoises étaient sous-représentées dans le bassin a eu comme conséquence que les ayants droit ont été lésés.»
La demande d’action collective ne vise toutefois pas à récupérer l’argent remis en trop aux autres auteurs-compositeurs et éditeurs, précise-t-il.
«Ce n’est pas la responsabilité de ces ayants droit là, de ces auteurs-compositeurs et éditeurs, de remettre l’argent à la SOCAN. C’est la SOCAN qui doit indemniser les créateurs québécois pour ce manque à gagner. Et la SOCAN a un fonds de réserve dans lequel ils ont déjà pigé quelques dizaines de millions de dollars pour des pertes liées à des coentreprises. Qu’ils regardent dans le même fonds», plaide-t-il.
La SOCAN savait
La SOCAN peut difficilement plaider l’ignorance, ajoute M. Murphy, du simple fait qu’elle a vu l’erreur et révisé sa méthodologie en novembre 2021. «Les gestes, pour moi, parlent d’eux-mêmes. Nous, on veut que, pour la période antérieure, que les créateurs soient compensés.»
Alors que certains auteurs-compositeurs s’étonnaient d’avoir vu leurs revenus de redevances diminuer entre 2019 et 2021, l’erreur méthodologique est devenue évidente à compter de la correction de novembre 2021, raconte David Murphy.
«On a récupéré le manque à gagner de 45 %. Pour l’ensemble de mes clients, mes chiffres à moi, c’est 43,5 %. Il y a eu une augmentation significative entre le moment où la SOCAN a corrigé la situation en novembre 2021 et le trimestre précédent.»
Il ajoute que la réclamation s’étend sur une période de 18 mois, mais que le problème pourrait remonter plus loin dans le temps. «Les deux économistes qui ont analysé nos chiffres pensent qu’il est fort probable que les pertes se soient étendues sur une plus longue période. On le saura à la Cour quand on questionnera la SOCAN parce que pour le moment on n’a pas ces données-là.»
La même erreur qu’il y a 10 ans
Il ajoute qu’un problème similaire était survenu il y a dix ans.
«La SOCAN avait reconnu effectivement que le Québec, en 2012, avait été sous-représenté et nous avait dit qu’ils avaient apporté des modifications, des corrections, mais elle n’avait pas versé de compensations.
«On joue exactement dans le même film, sauf qu’aujourd’hui la SOCAN ne reconnaît pas que les créateurs québécois ont été lésés, mais c’est exactement le même film et là, c’est la deuxième fois que ça arrive. À un moment donné, il faut dire non, mettre le pied à terre et dire: on veut que les créateurs et les éditeurs soient compensés.»
SOCAN: «une interprétation différente»
Dans un courriel à La Presse Canadienne, la SOCAN dit «prendre ces allégations très au sérieux».
Par contre, elle fait une lecture tout à fait différente de celle des auteurs-compositeurs qui ont signé la lettre et de M. Murphy : «Nous avons une interprétation différente, mais nous sommes déterminés à poursuivre les échanges avec nos partenaires francophones afin de trouver le meilleur arrangement qui soit», écrit-on.
Pas d’ajustement rétroactif
Dans cette optique, elle affirme clairement qu’elle n’a pas l’intention de céder aux demandes des créateurs francophones : «Il serait inapproprié et injustifié de procéder à un ajustement rétroactif, pour deux raisons. D’abord, aucun marché n’est uniforme dans la façon dont il est touché par un changement de règles de répartition. Deuxièmement, des ajustements rétroactifs signifieraient reprendre de l’argent à certains membres basés au Québec qui ont bénéficié de l’ancienne règle.»
L’argumentaire de la SOCAN se trouve ainsi à écarter complètement l’idée de piger dans son fonds de réserve, idée qu’elle n’aborde même pas : «Il faut voir les redevances comme un tout. Si on grossit la pointe de tarte d’un ayant droit, on diminue la pointe de tarte d’un autre.»
La missive de l’organisme souligne par ailleurs que «les règles de répartition ont été approuvées par le conseil d’administration de la SOCAN, dont un tiers des membres sont francophones» et que ces règles ainsi que leurs modifications font l’objet de consultations régulières avec les parties prenantes de l’industrie.
Un «grand pas en avant» pour l’équité
Quant à savoir pourquoi la SOCAN a changé ses règles en novembre 2021 et que celles-ci se sont traduites par un réajustement à la hausse des sommes remises aux créateurs et éditeurs francophones, l’organisme offre une longue réponse technique. Elle affirme notamment que «les créateurs et les éditeurs sont payés en fonction du nombre exact d’exécutions de leurs chansons plutôt qu’à partir d’une extrapolation fondée sur un échantillon qui peut ne représenter que quatre à sept jours par trimestre», une méthode qu’elle qualifie de «grand pas en avant (...) qui nous permet de rémunérer équitablement les créateurs et les éditeurs de musique pour leur travail».
Évoquant l’évolution technologique du marché et des habitudes des consommateurs, la SOCAN reconnaît qu’elle a dû et devra continuer de changer ses règles de répartition, mais s’empresse d’ajouter que «de tels changements ne sont évidemment pas signe que les règles antérieures étaient injustes, mais simplement la preuve que la SOCAN suit l’évolution du marché et des outils disponibles pour les fins d’analyse afin de s’y adapter pour fournir des paiements de redevance aussi cohérents, opportuns et précis que possible à ses membres et clients.»
Le courriel précise qu’une rencontre avec «les parties prenantes francophones» doit avoir lieu avant la fin du mois «pour discuter de l’enjeu et chercher le meilleur terrain d’entente qui soit».