«Je veux à la fois que la fiction m’arrache au monde et qu’elle m’éduque sur lui. Est-ce que les deux sont irréconciliables?» se demande Alice Zeniter dans l’introduction de son tout nouvel ouvrage.
Voilà une question qui guidera les quelque 240 pages à suivre, mais qui fera naître également plusieurs autres interrogations. Car, avec Toute une moitié du monde, Alice Zeniter étudie sa relation avec la fiction, son rôle, son impact ou encore ce qu’elle lui procure.
Entre l’hommage et le regard critique, son nouveau livre puise ainsi ses racines dans les codes même du récit fictif. L’écrivaine ouvre sa bibliothèque au public, invoquant les personnages auprès de qui elle a grandi, la trame narrative des œuvres qui l’ont accompagnée à différents moments de sa vie, les dialogues et structures de ces récits, etc.
«Je pense que c’est une des raisons pour lesquelles j’ai fait de si longues études de littérature et de théâtre, c’est parce que j’aime bien avoir les outils de la théorie littéraire pour comprendre ce qui se passe lorsque je me trouve devant un récit», affirme Alice Zeniter, en entrevue téléphonique au Soleil.
Pour elle, malgré l’aspect technique de son sujet, il s’agit surtout de mettre de l’avant des notions qui s’adressent à tous les amoureux de littérature.
«L’idée, c’est de pouvoir partager avec tout le monde ces théories qui sont réservées aux universitaires et au milieu académique.»
«Si vous avez déjà pris du plaisir à ce qu’on vous raconte une histoire, que ce soit un livre ou un film, alors posez-vous des questions sur pourquoi c’est plaisant et sur ce que sont exactement les histoires qu’on vous propose», ajoute l’autrice, qui a remporté le prix Goncourt des lycéens 2017 pour son roman L’art de perdre.
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Bien que Toute une moitié du monde prenne donc des airs d’essai, Alice Zeniter tient surtout à ne pas mettre d’étiquette sur son ouvrage. Livre d’écrivaine, mais surtout de lectrice, elle souhaite ici partager avec le public ses expériences avec les œuvres de Gustave Flaubert, Marie Darrieussecq, Roland Barthes, Victor Hugo, Ernest Hemmingway et des centaines d’autres.
«Il y a des parties qui sont beaucoup plus, pour moi, de l’ordre de mes mémoires. […] C’est quelque chose de beaucoup plus personnel et émotionnel, mais qui appartient encore à la littérature», lance-t-elle.
Parmi les anecdotes qui peuplent son plus récent projet, la trentenaire, qui a plus d’une dizaine de créations derrière la cravate, puise donc dans ses observations de lecture et d’écriture. Deux activités auprès desquelles elle entretient un «rapport similaire».
«Lire est cependant beaucoup plus rapide qu’écrire. La diversité [de livres] que je peux me permettre en lecture, je ne l’ai pas en écriture. […] J’aimerais tout écrire, essayer tous les styles, des choses complètement expérimentales, mais je n’y arriverais jamais.», précise celle qui est également reconnue en tant que dramaturge et metteuse en scène.
La fiction et nous
L’exercice qu’entreprend Alice Zeniter dans Toute une moitié du monde est donc à la fois vaste et précis. Sans former un portrait de la fiction, l’autrice souhaite cependant en présenter «toutes les composantes» et montrer en quelque sorte les traces qu’elle laisse dans nos vies.
Si plusieurs sujets sont abordés parmi les dix chapitres du livre, une idée teinte toutefois plusieurs sections : le milieu des lettres a longtemps laissé peu de place à d’autres voix que celles d’hommes blancs.
«J’ai l’impression qu’il y a ce fantasme que le monde de l’édition, de la littérature, parce qu’il est fréquenté par des gens cultivés qui essaient de vivre à proximité des beaux livres, est préservé des structures sexistes et oppressives. Mais ce n’est pas vrai.»
«Comme dans bien des milieux, une femme doit travailler plus dur pour qu’elle soit connue. Parfois, il faut même qu’elle soit morte avant d’obtenir le titre d’autrice», déplore Alice Zeniter, qui note aussi que les textes avec lesquels on grandit impactent notre vision du monde à l’âge adulte.
Selon l’autrice française, la diversité des plumes manque encore aujourd’hui à l’appel dans les concours, les magazines culturels, etc. Celle-ci peuple d’ailleurs son ouvrage de plusieurs exemples et statistiques à ce sujet.
«La domination masculine, dans le domaine littéraire, a créé des habitudes. On a tendance, par exemple, à croire qu’un homme peut plus être un grand artiste qu’une femme. On ne lit pas leurs œuvres de la même manière. […]»
«C’est très dur de se défaire de ces réflexes. Les hommes ont l’air de génie plus grands que nature et les femmes semblent toujours n’écrire que pour les autres femmes. Les hommes découvrent donc leurs livres à travers un écran de préjugés. Elles sont moins présentes sur les listes de prix littéraires. Elles sont moins invitées dans les salons. […]»
«Pour que tout ça change, ce n’est pas uniquement une question de “les femmes doivent se mettre à écrire”. Non. Il faut renouveler les jurys, les critiques dans les émissions de télé et dans les journaux. Il faut que tout le monde agisse pour que la situation évolue», soutient l’autrice qui a publié en 2021 Je suis une fille sans histoire. Un pamphlet politique qui aborde précisément la question du patriarcat et de la place des femmes en littérature.
Toute une moitié du monde est offert en librairie.