Chronique|

Le décès de sa Royauté

La reine Élisabeth II lors d'une visite à Ottawa à l'occasion de la fête du Canada le 1er juillet 2010.

CHRONIQUE / Il est fréquent, à la suite d’une fusillade mortelle, que les partisans d’un contrôle accru des armes à feu se fassent reprocher par le lobby adverse d’exploiter le drame pour faire avancer leur ordre du jour. Le temps est au recueillement, pas à la politique, leur assène-t-on. Et chaque fois on se demande: si pas maintenant, alors quand? On pourrait en dire autant ces jours-ci avec la monarchie. Au motif qu’on doit respect à la souveraine décédée, à peu près personne n’ose proposer qu’on repense le lien du Canada avec cette institution archaïque.


Le chef du Parti québécois Paul St-Pierre Plamondon a appris à ses dépens qu’on ne fait pas de politique sur un corps encore chaud. Il s’est fait rabrouer la semaine dernière pour avoir questionné la mise en berne des drapeaux québécois à l’occasion du trépas royal. «J’ai eu une réaction trop spontanée, j’ai mal choisi le moment, s’est-il excusé. Ayons cette discussion-là, mais pas aujourd’hui.»

Son homologue du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, a pour sa part pris la plume pour amorcer le débat, mais en marchant sur des œufs, ce qui n’est pas dans ses habitudes. «En tout respect pour les institutions et avec compassion pour les citoyens endeuillés, je pense que la succession au trône d’Angleterre est propice à une réflexion sur la suite de notre assujettissement à un pouvoir que les Québécois, comme peuple, n’ont jamais choisi.» Et hier, à l’occasion des discours à la Chambre des communes, c’est après quelques détours respectueux qu’il a déclaré: «La relation historique de la Couronne d’Angleterre et la nation québécoise est parsemée de moments dramatiques, cruels parfois. L’Histoire et les valeurs nous séparent irrémédiablement.» Les députés bloquistes ont quitté la Chambre, mais seulement après les premiers discours et la minute de silence.

Yves-François Blanchet, chef du Bloc québécois

Mardi, Justin Trudeau a refusé de se lancer dans la mêlée. À un journaliste qui l’interrogeait à ce sujet, il a répondu par une longue énumération d’enjeux qui préoccupent à son avis davantage les Canadiens: l’inflation, la guerre en Ukraine, l’économie. Pire, il a octroyé un congé payé aux quelque 320 000 fonctionnaires fédéraux le jour des funérailles. Cinq provinces ont emboîté le pas: les quatre de l’Atlantique et la Colombie-Britannique fermeront même les écoles lundi. L’Île-du-Prince-Édouard a aussi étendu le congé au secteur privé. Combien de fonctionnaires, qui autrement traiteraient des demandes de passeport ou d’asile, pleureront vraiment la monarque plutôt que de prendre un peu de bon temps? L’expression «aux frais de la Reine» n’aura jamais autant pris son sens.

Le premier ministre canadien, Justin Trudeau

Les Canadiens ne sont pourtant pas si friands de la monarchie. Un sondage Angus Reid publié en avril indique que 51% des citoyens pensaient que le Canada devrait rompre ses liens avec la Couronne. Seulement 26% disaient le contraire. Sans surprise, c’est au Québec que les opposants étaient les plus nombreux, à 71%. Les tenants de l’abolition étaient plus nombreux que ceux du statu quo dans toutes les provinces. Un autre coup de sonde de Pollara Strategic Insights, effectué celui-là dans les jours suivant le décès de la Reine, arrive à peu près à la même conclusion, quoique la ferveur républicaine y est revue à 44%.

Nonobstant cette tiédeur, les médias nous gavent depuis une semaine d’une couverture orgiaque dépourvue d’à peu près tout recul critique. À entendre les reportages, on en vient à porter au compte de l’héritage d’Élisabeth II tout un siècle d’histoire. Comme si les grands-mères anonymes de 96 ans n’avaient pas assisté elles aussi à la Seconde Guerre mondiale, l’éclatement du bloc soviétique, l’avènement de l’Union européenne et la révolution technologique.

On nous bassine les oreilles depuis neuf jours à propos d’une femme dont le premier mérite aura été d’être bien née. Dans la mesure, bien sûr, où on estime que c’est une chance d’être condamnée à jouer la figurante en échange du privilège de vivre dans une opulence si indécente qu’on confie au larbin la tâche de casser les chaussures.

A-t-on oublié que ce colonialisme qu’on ne cesse depuis quelques années de dénoncer a été mis en place par et pour cette couronne britannique que l’on pleure aujourd’hui? (Au moins, le chef du NPD, Jagmeet Singh, a osé dire jeudi que le nouveau roi devra «relever le défi de la réconciliation».)

A-t-on oublié que si le visage français du Québec est aussi menacé qu’on le dit pendant la présente élection, c’est d’abord parce que la France a été vaincue, et ses sujets réduits à une minorité, par cette couronne britannique que l’on salue à coup d’émissions spéciales?

A-t-on oublié que c’est parce que sa venue à Québec en 1964 a provoqué une manifestation spontanée réprimée à coups de matraque que Sa Majesté a par la suite limité ses incursions en sol québécois au strict nécessaire — l’Exposition universelle de 1967, les Jeux olympiques de 1976 et une dernière visite en 1987?

Je me souviens indeed.

On l’a dit, rompre avec la monarchie serait très compliqué. Contrairement à la Barbade, qui a pu procéder l’an dernier par une simple loi, le Canada aurait besoin de l’aval de la Chambre des communes, du Sénat et de l’Assemblée législative des 10 provinces canadiennes. Il se trouve même des spécialistes pour avancer qu’il faudrait probablement aussi l’accord des nations autochtones puisque leurs traités ont été signés avec la Couronne. Autant dire mission impossible.

Cet obstacle constitutionnel ne devrait pas nous empêcher de faire au moins un peu de ménage. On pourrait cesser de frapper l’avers de nos pièces de monnaie à l’effigie des monarques. On pourrait se débarrasser du portrait d’Élisabeth II sur nos billets de 20$ et ne pas le remplacer par celui du nouveau roi Charles III. Le billet de 20$, parce que c’est celui que crachent les guichets automatiques, est la dénomination la plus commune au Canada: il en circule environ un milliard de copies. N’y a-t-il personne dans les greniers de notre histoire qui mériterait davantage l’honneur de s’introduire ainsi chaque jour dans nos poches et dans nos vies?

La Monnaie royale canadienne et la Banque du Canada indiquent toutes deux qu’il revient au gouvernement élu de décider si, et quand, on repense le design de notre argent. Au gouvernement, on indique que par respect pour le deuil, on ne fera aucune annonce dans l’immédiat. Souhaitons que lorsque la poussière royale sera retombée, les libéraux auront le courage d’au moins dépoussiérer cela.