Chronique|

Poilievre, Duhaime, même combat?

Le chef du Parti conservateur du Québec Éric Duhaime et le candidat à la chefferie du Parti conservateur du Canada, Pierre Poilievre.

CHRONIQUE / C’est ce samedi soir que l’on connaîtra l’identité du prochain chef du Parti conservateur du Canada, à moins bien sûr d’un autre pépin technique qui prolongerait le suspense comme cela avait été le cas lors de l’élection d’Erin O’Toole en 2020. Si les pronostics se confirment et Pierre Poilievre l’emporte, ce grand parti qui a dirigé le Canada pendant 67 ans depuis la Confédération prendra un visage bien différent. Et ceux qui pensent qu’on aura droit à un Éric Duhaime numéro deux devraient y regarder de plus près.


Il ne reste que cinq candidats dans cette course depuis l’expulsion cet été du maire de Brampton, Patrick Brown, à la suite d’allégations non prouvées de pratiques électorales douteuses. M. Brown n’a finalement pas contesté sa disqualification. Peut-être parce qu’il a réalisé qu’on lui faisait une fleur! Les sondages démontraient que sa campagne ne levait pas. Or, il y a une élection municipale à Brampton cet automne et les candidats intéressés devaient se manifester avant le 17 août. M. Brown avait donc le choix entre déposer sa candidature et admettre de facto qu’il allait perdre la chefferie conservatrice, ou passer son tour et risquer de se retrouver au chômage… Le Parti conservateur a tranché pour lui.

Le peloton final est composé de Roman Baber, un ancien député provincial ontarien farouchement opposé aux mesures sanitaires; Leslyn Lewis, une pro-vie assumée qui a été critiquée pour avoir évoqué un lien entre la vaccination anti-COVID et les expérimentations médicales des nazis; Scott Aitchison, un député fédéral d’arrière-ban au français laborieux qui a sans relâche prêché la modération; et évidemment Pierre Poilievre et Jean Charest.



L’ex-premier ministre québécois a martelé qu’il ne fallait pas transformer le Parti conservateur en Parti républicain à saveur trumpiste. M. Charest a reproché à son rival d’avoir frayé avec les camionneurs et ainsi encouragé le non-respect de la loi. «Les lois, a-t-il répété en boucle, ne sont pas un buffet dans lequel un législateur pige à sa guise.» Sa campagne pourrait se résumer à «faisons barrage au populisme de Pierre Policière».

Bien des conservateurs québécois ont été convaincus. Sept des 10 députés du Québec se sont rangés derrière M. Charest. (Seul Pierre Paul-Hus appuie M. Poilievre, tandis que Jacques Gourde est resté discret et Luc Berthold est tenu de rester neutre.) Le député Joël Godin est allé jusqu’à dire qu’il quitterait le caucus conservateur si M. Poilievre devenait chef, alors que le sénateur Jean-Guy Dagenais songerait à découper sa carte de membre du parti.

Si on se fie aux sondages, toutefois, ces voix sont minoritaires. Selon la maison Léger, Poilievre est plus populaire que Jean Charest même au Québec. L’ex-premier ministre est le préféré des Canadiens, mais pas des militants conservateurs. En coulisses libérales, on n’hésite pas à dire que si Jean Charest devenait chef, Justin Trudeau serait plus enclin à céder son poste avant la prochaine élection générale alors qu’avec Pierre Poilievre, il voudra rester pour lui servir — pense-t-il — une dégelée.

Poilievre n’est pas Duhaime

Alors que la campagne électorale québécoise bat son plein, certains voient une similarité entre Pierre Poilievre et le chef du Parti conservateur du Québec, Éric Duhaime. De fait, les deux hommes se connaissent très bien et sont amis: à l’élection de 2003, quand M. Duhaime s’était présenté pour l’ADQ dans Deux-Montagnes, Pierre Poilievre était venu crécher chez lui pour lui donner un coup de main. Pourtant, les politiques des deux hommes sont à certains égards très différentes.



Éric Duhaime a certes rejeté les mesures sanitaires, surtout, a-t-il dit récemment, leur prolongation au-delà de la première vague. Mais il est un conservateur pur jus: il affiche un parti pris assumé pour le privé, qu’il veut faire entrer dans les réseaux de la santé et des garderies. Il veut réduire les impôts et les financer par un exercice de dégraissage de l’État. Oui, il entend canaliser la colère anti-sanitaire avec son message de liberté, notamment de liberté envers le gouvernement, mais il n’alimente pas une méfiance généralisée envers le «système». Au contraire, il aspire à être reconnu comme un acteur légitime de ce «système».

Pour Pierre Poilievre, la colère anti-sanitaire a été un prétexte pour attiser une autre colère, beaucoup plus diffuse celle-là: une colère populiste dirigée contre les élites, les institutions et les médias. À ses yeux, le «système» est le problème et il faut en congédier les «gardiens» qui sont autant d’ennemis du peuple, parce que déconnecté de lui.

La Banque du Canada n’est qu’un repère d’incompétents dont il faut limoger le chef. Le système monétaire doit être revu et les cryptomonnaies, normalisées, afin de retirer au gouvernement son monopole sur l’argent. Les médias doivent être «définancés», en sabrant le budget de CBC/Radio-Canada et en abolissant les subventions gouvernementales auxquelles maintes publications, notamment régionales, doivent leur survie. Pierre Poilievre n’a d’ailleurs que mépris pour les médias traditionnels et préfère les contourner en utilisant les réseaux sociaux. Éric Duhaime, lui, n’hésite pas à se prêter au jeu des grandes entrevues et des tables éditoriales.

Pierre Poilievre a donné une légitimité à certaines théories fumeuses comme la supposée prise de contrôle de la planète par le Forum économique mondial en promettant que ses ministres n’assisteraient pas à ce rassemblement annuel de leaders.

Même la langue passe dans son collimateur: il promet une loi pour forcer les fonctionnaires fédéraux à utiliser un langage simple dans les textes gouvernementaux. On ne peut s’empêcher d’y voir une certaine contradiction avec sa promesse de punir financièrement les universités ne protégeant pas la liberté de parole ou sa cabale contre toute mesure d’encadrement des géants du web, qu’il associe à la censure.

Éric Duhaime a appuyé le convoi des camionneurs en janvier dernier, mais les a invités à respecter la loi après deux semaines d’occupation. Pierre Poilievre s’est affiché avec eux jusqu’au bout sans jamais les condamner.



Bref, Éric Duhaime aspire peut-être à démanteler certaines réalisations collectives (comme le réseau des CPE), mais Pierre Poilievre essaye de dissoudre tout respect envers les institutions. Cette façon de faire de la politique gagne en popularité au Canada. Pensons à Danielle Smith, une candidate à la succession de Jason Kenney. Elle promet d’adopter une loi qui suspendrait l’application en Alberta des lois fédérales jugées contraires aux intérêts de la province. Même M. Kenney a qualifié l’idée de «cinglée» et la lieutenante-gouverneure de la province est sortie de sa réserve habituelle pour dire qu’en tant que protectrice de l’ordre constitutionnel, il n’est pas assuré qu’elle sanctionnerait une telle loi. Danielle Smith est considérée comme la meneuse de la course.

L’élection de samedi sera déterminante. Quelque 678 702 membres conservateurs avaient le droit de vote, un record dans l’histoire politique fédérale tous partis confondus, et 65 % d’entre eux s’en sont prévalus. Pas moins de 417 987 bulletins ont été jugés conformes. Leur dépouillement nous donnera un aperçu de la tournure que prendra la politique canadienne dans les prochaines années. Chose certaine, on peut encore espérer qu’au Québec, on fera encore les choses un peu différemment.