Au Canada, l’avortement n’est encadré par aucune loi, mais il a été décriminalisé le 28 janvier 1988 par l’arrêt Morgentaler. Le droit à l’interruption de grossesse existe. Les services sont là. Mais ils sont inégaux, constate-t-on dès qu’on fouille un tant soit peu le sujet.
On est parti sur la route avec l’idée de documenter ce qu’il en était de ce côté-ci de la frontière, aujourd’hui, en 2022. Question de voir s’il existe des freins qui bloquent l’accès aux soins et aux services. Premier arrêt : Cornwall, où l’organisme Pro-Life est enraciné dans la communauté depuis des décennies.
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L’immense pancarte s’élève entre les herbes hautes et les fleurs sauvages. Sur les deux versants de l’affiche, la même photo d’une mère rayonnante qui sourit à son tout jeune bébé. Sur les deux versants, les mêmes mots qui martèlent le même message en version anglo et franco : Tu ne regretteras jamais d’avoir tant aimé. Le discours est on ne peut plus clair. Quatre mètres carrés de culpabilité. C’est ce qu’on se dit.
On se trouve sur la route 138, aux portes de Cornwall, en Ontario, où l’organisme Pro-life affiche clairement ses couleurs et ses convictions.
L’affiche en bordure de la route nous renvoie à un site web, mais aussi à une adresse civique. On décide d’y passer et de jouer les citoyens curieux et un peu naïfs qui s’intéressent à ce que fait l’organisme.
Celui-ci a pignon sur la rue Pitt, dans un carré où s’alignent différents commerces. Une clinique holistique, une agence de recrutement de personnel infirmier, une boutique orthopédique, une bouquinerie et une épicerie asiatique font partie du beige décor bétonné où se trouve le local de Pro-Life Cornwall.
Le secteur est tranquille en ce gris mardi d’août. Les bureaux semblent fermés, mais notre présence attire l’attention d’un passant. Il a la jeune vingtaine et connaît bien le coin: il y travaille.
«Je ne veux pas que vous me nommiez, mais l’affiche dont vous me parlez, elle est là depuis des années. Depuis toujours, en fait, il me semble. L’organisme, on ne sait pas trop ce qu’il fait. Il y a un homme qui vient ici certains après-midis, mais il semble seul à tout faire.»
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Dans les faits, l’organisation à but non lucratif a été fondée en 1972. Sur la porte verrouillée, une affichette indique des heures d’ouverture réduites, un numéro de téléphone et une précision: les dons peuvent être déposés chez Sharyn’s Pantry, la boutique d’alimentation voisine.
On y passe en sortant. L’employée sur place nous confirme que des citoyens laissent de l’argent ici. Et que la pratique est courante.
«C’est l’été, les heures d’ouverture du bureau varient, alors les gens viennent porter leur chèque chez nous, c’est plus simple. Ils peuvent d’ailleurs avoir accès à des reçus de crédits d’impôt pour don de charité. Si vous voulez contribuer, vous pouvez aussi le faire en ligne ou bien poster un montant», nous explique-t-elle en remplissant de farine les sacs en vrac qui trônent sur son comptoir.
En attendant un potentiel retour d’appel du président Gregg McCullough, retour d’appel qui ne viendra finalement pas malgré différents coups de fil, on farfouille sur le web pour trouver de potentielles infos.
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Pro-Life Cornwall Pro-Vie est recensé sur le site de Navigation communautaire de l’Est ontarien (NCEO), où il est décrit comme un groupe anti-avortement et anti-euthanasie. Un numéro de crise associé à la page nous mène à un centre d’appels de Winnipeg. La femme qui répond est pleine de sollicitude: «Vous êtes enceinte?» me demande-t-elle rapidement.
«Euh, non, j’appelle pour une amie qui ne sait pas quoi faire.»
«C’est gentil de téléphoner pour elle. Comment va-t-elle? C’est une décision importante qu’elle doit prendre, c’est bien d’avoir accès aux informations.»
«Oui, justement, vous savez où on pourrait obtenir de l’aide pour y voir plus clair?»
Bien sûr, elle sait.
«On a des ressources dans tout le pays. Dites-moi où vous vous trouvez, j’ai mon bottin, je vais vous donner le nom du centre le plus proche.»
En moins de deux minutes, elle nous enligne vers Pro-Life Cornwall où «on pourra nous donner toute l’info nécessaire», m’assure-t-elle.
Le hic, c’est que Pro-Life est clairement un organisme anti-choix. La page Facebook de l’OBNL, aimée par 832 personnes, est tartinée de posts sans équivoque.
L’évidence se confirme lorsqu’on arrive à parler à l’une des bénévoles du regroupement. Presque par hasard, d’ailleurs. Son numéro figure sur le site du NCEO comme celui à composer en dehors des heures normales de bureau. Éliette Campeau est d’abord étonnée par mon appel.
«Oh, vous avez vu notre pancarte. Comment la trouvez-vous?»
Prise de court, j’évite de parler du message et je contourne la question en répondant que la photo est belle.
«Oui, n’est-ce pas? enchaîne Éliette. On est chanceux, ce n’est pas facile de s’afficher. C’est un particulier qui nous permet d’utiliser son terrain. Mais sinon, on a du mal à faire circuler notre message, on nous refuse la publication dans les journaux, on nous bloque partout. On passe par les églises pour diffuser notre matériel, nos dépliants», raconte avec enthousiasme celle qui s’investit dans le mouvement depuis quelques années.
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«J’ai été moins active pendant la pandémie, mais on est sept ou huit bénévoles à s’impliquer, habituellement. On a une rencontre chaque mois et on entretient des liens avec plusieurs associations à l’extérieur de Cornwall. Je pense par exemple à certains groupes de Toronto ou du sud de l’Ontario qui font un travail remarquable et dans lesquels se trouvent de jeunes universitaires qui foncent pour porter notre message. Ils s’installent à l’extérieur des écoles secondaires avec des pancartes pour rejoindre les jeunes adolescents. Ils sont très audacieux.»
Dans la communauté de Cornwall même, l’organisme s’inscrit dans un écosystème où les églises sont d’importants pivots.
«On fonctionne grâce aux dons qu’on reçoit, mais on organise également un souper paroissial, certains médecins nous aident et on a aussi l’appui des Chevaliers de Colomb. Ils orchestrent un bingo chaque semaine et les profits nous sont versés.»
Évidemment qu’il y a des manifestations pro-vie dans le calendrier.
«On fait également certaines activités pour ramasser de l’argent. Une que j’aime beaucoup, et qui a été d’abord lancée par un groupe de la Floride, c’est celle où on remet des biberons avec notre logo après la messe, le jour de la fête des Mères. Les paroissiens nous ramènent les biberons avec les dons à la fête des Pères. C’est très symbolique.»
Lorsque je précise à Éliette Campeau que je suis journaliste, elle me donne la permission de la citer, dans la mesure où « je ne trafique pas son message ».
«Parce que dans les médias, vous savez, on ne trouve d’ordinaire que des demi-vérités», me prévient-elle.
Des demi-vérités?
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«On fait des découvertes, quand on s’intéresse au sujet. Moi, je me suis engagée dans le mouvement après avoir assisté à une rencontre d’information. Ça ouvre les yeux, quand on apprend que le cœur du bébé bat après 15 jours. Ce n’est pas une carotte qui pousse dans le ventre des femmes! On peut bien employer le mot fœtus, c’est une façon de contourner le fait que c’est déjà un bébé, que c’est un être humain qu’on tue.»
Les mots sont durs, sans nuance, et ils sont pesés: Éliette Campeau est convaincue du discours qu’elle porte et martèle.
«L’avortement, ça mène à toutes sortes de choses. Les femmes sont ensuite rongées par les remords, elles tombent dans la boisson ou la drogue, parfois même elles se suicident. Il existe pour elles des fins de semaine de ressourcement où on les aide à accepter ce qu’elles ont fait, en sachant que le pardon de Dieu les accompagne», exprime celle qui se réjouit d’avoir pu faire installer deux grandes affiches de Pro-Life qui font «cinq pieds par six» dans les portes de l’église de la Nativité de la bienheureuse Vierge-Marie. Au cœur de sa paroisse.
On y file, mais on se bute une fois de plus à des portes closes. On cogne donc au Centre de pastorale de l’Archidiocèse, à un jet de pierres. De fil en aiguille, on se retrouve dans une autre église, dans la paroisse St-Peter’s. On constate vite que le réseau religieux est tissé serré. Et que Pro-Life y est une enseigne bien connue et implantée.
On constate aussi que Pro-Life est la première occurrence qui apparaît lorsqu’on tape « avortement Cornwall Ontario », dans Google. L’hôpital communautaire de Cornwall arrive ensuite. On s’y rend, mais la réceptionniste ne sait pas où nous diriger.
«Une femme enceinte d’ici qui veut se faire avorter, honnêtement, c’est une bonne question: je ne sais vraiment pas vers quelle ressource elle peut se diriger», nous avoue-t-elle en nous référant au coordonnateur des communications du centre hospitalier, Taylor Campbell.
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Celui-ci nous confirme que l’hôpital n’offre pas de services d’avortement. Il admet aussi que d’emblée, il ne sait pas vers qui nous diriger pour des renseignements.
L’opacité qui mine l’accès à l’information est troublante. Et le contraste est saisissant. La facilité avec laquelle on a réussi à parler à différents intervenants affiliés au mouvement anti-choix tranche avec le flou qui existe au sein des canaux officiels.
«Mais les groupes contre le libre-choix sont très organisés et ils ont des moyens. Plus de 90% d’entre eux propagent de la fausse information en jouant sur le sentiment de honte et de culpabilité», souligne Paige Mason, qui siège à la table de la Coalition pour le droit à l’avortement au Canada, au Manitoba.
Souvent associés à la droite religieuse, les groupes anti-choix ont la vie longue, des idées fixes, un solide réseau d’appuis financiers, même si leurs positions très campées ne traduisent pas celles de la majorité.
Dans tout le Canada, on en dénombre plus de 300. Certains sont très revendicateurs, d’autres œuvrent davantage en coulisses.
Au Québec même, leur nombre oscille entre 22 et 25, alors que les organismes d’aide pour le libre-choix ne sont que trois dans toute la province. SOS Grossesse Estrie, SOS Grossesse Québec et Grossesse Secours tiennent le fort à bout de bras.
«On manque de financement, parce qu’on fonctionne à l’aide des subventions accordées aux organisations sans but lucratif», souligne la directrice de SOS Grossesse Québec, Sylvie Pedneault.
Autrement dit, les trois organismes obtiennent chacun une petite part de la tarte distribuée aux différents OBNL. C’est peu pour tout ce qu’il y a à faire. Et c’est minuscule en comparaison des moyens dont disposent les mouvements anti-choix.
«Ce qu’ils font, ces groupes-là, c’est beaucoup de désinformation. Ils culpabilisent les femmes, ils misent sur le doute, ils parlent de meurtres, de démembrement d’embryons, par exemple, et ils propagent des énormités comme l’avortement rend stérile ou augmente le cancer du sein, ce qui est complètement faux», note Mme Pedneault.
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Ils se posent aussi comme des références qui veulent venir en aide aux femmes, alors que leur discours pointe vers la poursuite de la grossesse ou l’adoption, assure Paskale Hamel, directrice de SOS Grossesse Estrie.
«On les surveille sur les réseaux sociaux, parce qu’ils sont très insidieux. Ils se font passer pour des groupes qui favorisent le libre-choix des femmes, mais ils les orientent vers de mauvaises ressources», note Mme Hamel.
«Le problème, avec eux, c’est vraiment celui de la transparence, et du non-respect du choix des femmes, précise Mme Pedneault. Et ce qui se passe aux États-Unis en ce moment, oui, ça leur donne un regain, ça leur donne du souffle. On l’a vu : le jour même où l’annonce du renversement de Roe c. Wade a eu lieu, leurs dépliants illustrés ont pris le chemin des boîtes aux lettres.»
Des dépliants qui sont plus discrets qu’une affiche de bord d’autoroute, soit. Mais qui ont quand même franchi le seuil de plusieurs maisons québécoises. À coup de centaines. 20 centimètres carrés de culpabilité, sur papier glacé.