The Sandman: le seigneur des cauchemars

Dream (ou Morphée, campé par Tom Sturridge) et Rose Walker (Vanesu Samunyai)... une humaine qui a, sans le vouloir, un effet imprévisible sur le monde des rêves dont le Marchand de sable a la garde.

Le comédien britannique Tom Sturridge a eu un cadeau de rêve: il a pu endosser le costume du Sandman, dans l'adaptation qu'a fait Netflix de cette série BD signée Neil Gaiman – constellée de louanges – que l'on pourra voir au petit écran à partir du 5 août.


Tom Sturridge, qui avait lu dans sa jeunesse cette BD plus que trentenaire, fut un des tout premiers comédiens à cogner à la porte de la production. Il faut dire qu'à ses yeux, ce comic book est rien de moins qu'«un chef d'œuvre complet». «Très bien... mais trop tôt, ton audition!» s'était-il fait répondre par l'équipe de production, au sein de laquelle trône Gaiman en personne.

Cette œuvre littéraire est «particulièrement chère à mon cœur», confesse Tom Sturridge (vu dans Being Julia, Like Minds et The Boat That Rocked). 

C'est même probablement «l'œuvre d'art la plus importante des 30 dernières années», poursuit-il, ne contredisant là en rien l'avis de la plupart des lecteurs de ce roman graphique lauréat de nombreux prix.

Le personnage du «Sandman» n'est pas un simple superhéros, mais l'incarnation anthropomorphique du monde du rêve. Il est à ce titre seigneur et maître des rêves et cauchemars, «entités» aussi imprévisibles que protéiformes. Ceux de l'humanité, mais aussi des animaux et des Dieux de toute origine.

Ainsi règne-t-il sur le Dreaming, le domaine des rêves – tandis que ses six frères et sœurs «administrent» de façon similaire, qui la Mort, qui le Désir ou le Désespoir (on vous épargnent les rôles ceux qui n'apparaîtront que plus tard dans la série). Bref, on est loinnnnn des super-héros Marvel.

Morpheus (Tom Sturridge) et Johanna Constantine (Jenna Coleman), version féminine de John Constantine, que l'auteur britannique Neil Gaiman avait emprunté à la série BD <em>Hellblazer</em> pour alimenter les rebondissements de son <em>Sandman</em>.

«Ce qui fait la beauté de Sandman est quasiment indéfinissable, note Tom Sturridge. Et c'est bien difficile, d'expliquer pourquoi la BD demeure toujours aussi extraordinaire, encore aujourd'hui. Je crois que c'est parce qu'elle donne l'impression de tout explorer à la fois», d'un seul et même souffle. 

En effet, au-delà de sa trame principale, le récit, ni manichéen ni linéaire, repose sur une série de digressions et de mises en abyme, tout en explorant différents style littéraires et différents types de narrations. Certaines se fondent dans les codes du Neuvième Art; d'autres, plus littéraires, s'éloignent des canons de «l'art séquentiel», tout en multipliant au passage les références à l'œuvre de Shakespeare. 

Et si Tom Sturridge «adore» The Sandman (le comic book), c’est bien parce qu’il s’agit d’«une histoire à propos d’histoires». Bref, un récit qui raconte des histoires», à la façon dont s’encastrent Les Contes des Mille et Une Nuits. 

À cause de la façon dont l’histoire est présentée, on pourrait croire que Morpheus en est le protagoniste, un héros dont on va pouvoir suivre les péripéties... alors qu’en fait, Morpheus, bien que figure centrale, n’est que le «guide», éclaire Tom Sturridge. Il est celui qui permet au lecteur – et bientôt, au téléspectateur – de pénétrer dans les multiples histoires des autres personnages.

La poche de sable du Marchand ne serait qu'un bâton de berger, suggère Sturridge. Morphée l'oneiromancien [néologisme créé par l'auteur de la BD, qui juxtapose le terme grec oneiros, désignant le rêve, au «mystérieux» suffixe qu’on retrouve dans les arcanes de «cartomancien» ou «nécromancien»] «est celui qui nous guide au travers des histoires et des rêves des autres». 

Évidemment le mot «rêve» est ici à double-sens, à la fois propre et figuré, puisque l'humanité, observe la BD, est largement mue par ses grandes aspirations ou ses désirs indicibles.

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«C'est très excitant de pouvoir rentrer à l'intérieur de cette légion de rêves et d'histoires. Et ce que je trouve le plus enthousiasmant, c'est que, quand tu arrives à la fin de The Sandman – alors que ça devient de plus en plus “gros” et que les histoires prennent toutes sortes de directions tellement aléatoire que ça devient vraiment difficile d'anticiper ce qui va se passer – soudainement, tu t'aperçois que tout est relié, que tous les fils [de la tapisserie] sont connectés. Parce que tout ça provient du même brillant esprit: Neil Gaiman.»

L'écrivain britannique s'était d'abord fait aider par deux illustrateurs de talent, Mike Dringenberg et Sam Keith (The Maxx), plus tard remplacés par une myriade de dessinateurs parmi les plus réputés de l'industrie (Shawn MacManus, J. H. Williams III, Jill Thompson, Jim Lee, Charles Vess, P. Craig Russell et j'en passe... jusqu'à l'Italien Milo Manara ou le Japonais Yoshitaka Amano, qui signa une parenthèse manga). 

Et ceci n'inclut pas les nombreux spin offs [essaimages] en BD consacrés aux lieux (The Dreaming) et personnages secondaires (dont ce Lucifer, qui connaîtra en 1999 sa propre adaptation à la télé, le patron de l'Enfer damant ainsi le pion au Roi des rêves).

Lucifer a un nouveau visage: celui de Gwendoline Christie.

Leur créateur, Neil Gaiman, est d'ailleurs aux commandes du projet d'adaptation de The Sandman pour Netflix. 

Ce n'est pas la première œuvre signée Gaiman dont s'empare le petit écran. Il y a notamment eu la minisérie Neverwhere, le film Coraline, puis les plus récentes (et très réussies) séries Good Omens et Dieux américains. Mais jamais l'écrivain britannique ne s'était autant impliqué dans le processus d'adaptation à l'écran de l'un de ses bébés – ce qu'il a avoué dans un gazouillis – The Sandman, d'abord publié par DC (sous l'étiquette Vertigo) étant certainement son œuvre la plus aboutie, la plus marquante, et la plus précieuse.

Signe qu'il ne confiait pas son œuvre phare à n'importe qui (rappelons que d'autres projets d'adaptation du Sandman furent initiés dans le passé; ils ont tous avorté), Gaiman a agi ici à titre d'auteur et de producteur exécutif de la série télévisée, à quatre mains avec David S. Goyer. Il a a aussi supervisé le développement des 10 épisodes de cette première saison, partageant cette fois la tâche avec Goyer et Allan Heinberg (The O.C.), autre bédéphile notoire.

Illustration de Sam Kieth pour <em>The Sandman.</em>

Pas facile, voire «un peu terrifiant au début, pour être honnête», confesse Sturridge, que d'incarner cette entité cosmique souvent impassible, personnage ténébreux n'ayant d'humain que l'apparence (laquelle dépend de celui qui l'observe, car chacun l'interprète en fonction de son prisme culturel), dont les motivations et desseins planent à des milliers de kilomètres au-dessus de nos petites têtes rêveuses, mais pourtant traversé d'énigmatiques émotions. 

Plus que la télé, la lecture est le lit de l'imagination: «quand tu lis le Sandman, tu ne peux pas t'empêcher de “voir” le film qui se déroule, 

«Je ressentais une certaine responsabilité, celle de rendre justice à tous les “films imaginaires” que se sont faits tous ceux qui ont adoré le livre». Mais «comment jouer, comment incarner l'incarnation du Rêve? Je crois qu'il valait mieux ne pas penser en ces termes» car, dans ce métier, travailler dans l'abstraction est risqué, croit-il. 

Avec Morphée, «il faut plutôt se demander – avec beaucoup de précautions – ce qu'il anime, pourquoi il dit ou fait les choses, et dans quel  contexte... et ce n'est qu'ensuite que tu peux commencer à chercher une sorte de vérité susceptible de s'inscrire dans la réalité». 

En même temps qu'il donnait les traits de son visage au pâle Morphée, il a donné au personnage, les mouvements aidant, une dimension un peu plus humaine – moins sombre, grognon ou mélancolique – que ce que ce qu'en laissaient percevoir les dessins figés sur papier glacé.

«À quoi il sert, Morpheus ? Qu'est-ce qu'il fait ? Il est le gardien, le conservateur (curator) du subconscient de l'Univers. En tant que créateur des rêves, il connaît dans leurs moindres détails les rêves de tous les êtres doués d'intelligence. Par conséquent, il sait exactement ce que ressent chaque être pensant. Et cela le rend, [malgré les apparences] extraordinairement empathique», analyse Tom Sturridge. 

Tom Sturridge

Sauf que «son boulot, c'est justement de s'assurer en permanence de la stabilité de ce subconscient [collectif]. Il est donc impératif qu'il réprime ses propres émotions, qu'il sache les enfouir profondément à l'intérieur de lui. Et c'est précisément pour cela qu'il peut apparaître comme quelqu'un de renfrogné, qui semble s'isoler. C'est à cause de toute cette énergie, ce maelström d'émotions intérieures, qui, si elles étaient libérées, seraient catastrophiques pour l'équilibre de l'univers.»

Dès lors, «ce qui était intéressant», du point de vue de l'acteur, c'était de «trouver la tension de ce personnage qui ressent absolument tout, mais qui ne peut rien montrer. Et ça, je ne pense pas que ce soit si différent de ce qu'on voit dans la BD», objecte-t-il.

Certes, convient-il, «le regard scrutateur d'une caméra sur un visage est passablement diffèrent du regard humain que l'on peut poser sur un dessin», et qui pouvait donner l'impression que Morphée passe beaucoup de temps à broyer du noir. Mais à l'écran, «grâce au visage humain [et ses expressions complexes], il devient plus facile d'exprimer toute cette tension, et de rendre visible l'émotion qu'on essaie de contenir».

La première saison de The Sandman s'ouvre (comme dans la BD) sur l'emprisonnement de Morphée – qui, sous l'effet d'un rituel magique, se retrouve prisonnier et démuni. 

«Il a perdu ses pouvoirs. De tout le récit, à part peut-être la toute fin, c'est le moment où il est le plus vulnérable» Et aussi celui où «il se rapproche le plus de la nature humaine». 

Changer, lentement mais sûrement

L'un des grands thèmes sous-jacents que Gaiman a décliné sur l'ensemble de son récit original, c'est le changement, qu'il soit rapide (la transformation) ou lent (l'évolution). Changement auquel tout un chacun (Morphée et sa fratrie inclus) est plus ou moins condamné, et souvent présenté comme une nécessité. En filigrane, il explore l'adaptation ou la résistance de chacun face à cette constante qu'est le changement. 

L'arc dramatique du Roi des rêves est plus lent, mais Morphée suit tout de même une petite courbe sinusoïdale, en ce qui concerne ses émotions, fait valoir son interprète.  

«Au début, quand il est prisonnier, il est furieux. Il pense à la vengeance.» Plus tard, en retrouvant son «royaume», il est «dévasté» de constater l'état de déliquescence que sa longue absence a causé, alors que c'est son rôle premier, sa raison d'être, que de le maintenir en état. Il est frappé de stupeur, au point qu'on pourrait presque le voir pleurer, poursuit le comédien, en imitant l'expression du visage, «profondément humaine», dessiné en gros plan dans la BD.   

«Bref, je crois que son arc dramatique, c'est de mieux comprendre l'Humanité. Et aussi de parvenir à comprendre qui il est, lui.» 

Le <em>Dreaming</em> (pays des rêves).

Avant de l'encelluler, on lui a confisqué les trois principaux insignes (évidemment, magiques) de son autorité: son masque (faisant office de couronne), sa poche de sable, ainsi qu'un bijou dont on découvrira bientôt toute la puissance. 

«À partir du moment où il se retrouve dépouillé de tout, il commence à se demander “Ne suis-je rien de plus que le symbole de mes pouvoirs? Que suis-je réellement, sans eux?” Et si jamais il parvient à les récupérer, il devra encore se demander s'il a appris quelque chose de cette expérience... Est-ce qu'il accepte de devenir une nouvelle version de lui-même... ou pas?»

Fort heureusement, ajoute-t-il, Morpheus pourra compter sur les précieux conseils de sa sœur cadette, Death, qui, à l'opposé des portraits habituels de la Mort (cruelle, froide, effrayante), a toujours entretenu douceur, bienveillance et empathie pour l'humanité dont elle a la responsabilité «finale».  

Une illustration de Jim Lee pour <em>The Sandman</em>

La voix intérieure qui mène au sommeil

Dans la BD, lorsque Morpheus s'exprime, ses paroles s'inscrivent en lettres blanches, à l'intérieur de phylactères (les «bulles») opacifiés de noir. On était donc curieux de demander comment le comédien Tom Sturridge a approché la voix du Marchand de sable de Neil Gaiman, qui, quoique grave et posée, n'a pas du tout le son caverneux, la texture chtonienne, qu'on aurait pu imaginer. La version télé, posée, chuchote presque... 

La question le réjouit: «Ces bulles sombres étaient tellement importantes pour moi, parce qu'on croit vraiment “entendre” cette voix particulière. J'ai demandé à Neil Gaiman, très abruptement: “À quoi ressemble la voix du Sandman? Dis-le moi, je t'en prie, parce que c'est épeurant de ne pas le savoir.”

«Il m'a répondu: “la chose la plus importante à comprendre, c'est que c'est la voix qui te parle dans ta tête.” C'est facile, et tentant, d'imaginer le personnage parler comme ça: JE SUIS MORPHEUS!» Il prononce la fin de sa phrase en prenant la voix cauchemardesque d'un chanteur de doom metal, la version lente du death metal.

«Mais Neil m'a dit “Surtout pas! Jamais ta petite voix intérieure ne te parle comme ça!”» pouffe-t-il. 

«Non, la voix du Sandman, c'est celle qui mène aux rêves, celle qui te guide jusqu'au sommeil. Elle doit dégager de l'autorité. Parfois, elle peut sonner menaçante, Mais elle doit aussi rester assez douce et séduisante, pour te donner envie de céder à l'invitation.»


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Renseignements et distribution détaillée (en anglais) : Netflix

La trame narrative de la première saison de <em>The Sandman</em> reprend les deux premiers arcs narratifs de la série BD, tout en ajoutant quelques éléments plus tardifs. Ci-dessus: le Corinthien, un cauchemar (campé par Boyd Holbrook) qui a échappé au contrôle de Morpheus.

Le Sandman dans la peau!

Jouer ce personnage non pas divin mais cosmique l'a «beaucoup amusé». «La force et la satisfaction qu'on tire à porter son costume est extraordinaire. Tout comme celles qu'on a à voir se dessiner à l'écran les images [assez fidèlement tirées du comics] qu'on connait si bien. En jeans et en T-Shirt, on ne pourrait jamais se sentir dans sa peau... Mais dès que tu sens sur tes épaules le manteau de Morphée, toute sa noirceur... ça te rentre jusque dans la peau!»

Rêver de Morphée

Pour Sturridge, incarner Morpheus est un rêve devenu réalité. Il se souvient même d'avoir rêvé – au sens propre, ici – du Oneiromancien, le jour où on l'a enfin appelé pour lui confier le rôle.  «Je me souviens de m'être réveillé en pleine nuit en me disant “P**ain! Alors ça, c'est incroyable!”»

DC a publié en 2021 un <em>crossover</em> entremêlant l’univers de<em> Sandman</em> et celui de la BD<em> Locke & Key</em> (qui a elle aussi fait l’objet d’une adaptation télé sur Netflix)