Chronique|

Beau problème, mon œil

François Legault, premier ministre du Québec.

CHRONIQUE / Quand le premier ministre François Legault a déclaré que la criante pénurie de main-d’œuvre était un «beau problème» au Québec, il pensait aux travailleurs — certainement pas aux employeurs qui ont tous des histoires d’horreur à raconter à ce sujet.


François de Bellefeuille, directeur général de la firme technologique Spiria à Gatineau, en sait quelque chose. Dans la région d’Ottawa-Gatineau, les PME se plaignent souvent de la concurrence du gouvernement fédéral et du secteur public dans la chasse aux meilleurs cerveaux. Dans son cas, ce sont des entreprises américaines qui viennent marauder dans sa cour.

Même si Spiria offre des emplois à plus de 80 000$ par année, des sociétés américaines sont prêtes à mettre le double d’argent sur la table, en dollars US, pour les recruter à leur compte. Impossible d’accoter des salaires aussi alléchants, reconnaît M. de Bellefeuille, qui a perdu quelques employés en raison de cette concurrence accrue.

«C’est une nouvelle réalité que l’on vit, une réalité liée à l’essor du télétravail», a expliqué l’entrepreneur à l’occasion de la visite à Gatineau de Karl Blackburn, président et chef de la direction du Conseil du patronat du Québec (CPQ), en tournée provinciale. Une quinzaine d’entrepreneurs locaux ont participé aux échanges lundi, au Hilton Lac Leamy.

Karl Blackburn, président et chef de la direction du Conseil du patronat du Québec.

Comme bien des entreprises technos, Spiria mise beaucoup sur la culture d’entreprise pour retenir ses employés. Il faut visiter ses locaux situés dans l’ancienne église St-James, à Gatineau, pour mesurer les efforts réalisés en ce sens. Espaces de travail aérés, baies vitrées, jeu de baby-foot… rien n’a été négligé pour rendre l’environnement de travail intéressant.

La pandémie a tout changé. Comme tout le monde, les développeurs se sont mis à travailler de la maison. La valeur de cette culture d’entreprise, si jalousement entretenue chez Spiria, s’est atténuée. Entre travailler de la maison pour une compagnie locale et travailler de la maison pour une compagnie étrangère (mais au double du salaire!), le choix s’est imposé de lui-même pour certains employés.

D’accord, mais qu’est-ce qui empêche Spiria de recruter elle-même à l’étranger? l’a relancé Karl Blackburn.

C’est vrai, Spiria pourrait se lancer à la chasse aux développeurs bon marché en Moldavie, en Asie ou en Afrique du Nord… Mais la firme se refuse à le faire, mettant un point d’honneur à développer des solutions numériques pour des gens d’ici, par des gens d’ici. Ici étant le marché nord-américain, précise François de Bellefeuille: «C’est un de nos principaux arguments de vente. On ne veut pas renoncer à notre philosophie d’entreprise», dit-il.

Des histoires comme celle-là, le président du CPQ dit en entendre de toutes sortes lors de sa tournée du Québec. Loin d’être un beau problème comme l’affirme le PM Legault, la pénurie de main d’œuvre est coûteuse pour l’économie, affirme M. Blackburn. Des compagnies doivent refuser des contrats, repousser des investissements… «Les pertes pour le Québec se chiffrent en dizaines de milliards de dollars», estime-t-il.

Entre autres solutions, le CPQ presse le gouvernement Legault de hausser les seuils d’immigration. Un discours qui trouve écho chez Manuela Teixeira, propriétaire de plusieurs commerces (Chelsea pub, Biscotti) et immeubles à Chelsea. Touchée de plein fouet par la pénurie de personnel, elle accueillerait à bras ouverts une main-d’œuvre immigrante. Or non seulement Québec refuse de hausser les seuils d’immigration, il met des mois à régulariser les dossiers des nouveaux arrivants. «Où est le sentiment d’urgence à Québec?» se questionne Mme Teixeira.

Manuela Teixeira, propriétaire du Chelsea pub, entre autres, ainsi que plusieurs commerces.

Le problème est «politique», analyse M. Blackburn. Si la CAQ refuse obstinément d’ouvrir les vannes de l’immigration, c’est qu’à la veille des élections, le gouvernement nationaliste de M. Legault se préoccupe plus des enjeux identitaires que des enjeux économiques. Si c’est vrai, c’est triste qu’on fasse de la démagogie sur le dos des entrepreneurs. Ils y ont pourtant goûté durant la pandémie.

À la Sporthèque de Gatineau, la directrice générale, Élaine Dupras, a réussi à garder ses employés malgré sept fermetures imposées par le gouvernement du Québec durant les vagues de COVID. Sept! Aujourd’hui, elle serait prête à embaucher des retraités – si ce n’était des pénalités imposées à leurs fonds de pension. En outre, pourquoi l’employeur devrait contribuer à leur régime des rentes alors qu’ils reçoivent déjà une pension? s’interroge-t-elle.

Élaine Dupras, directrice générale de la Sporthèque de Gatineau.

Le CPQ tient aussi à ce que l’on facilite la vie aux travailleurs expérimentés qui veulent poursuivre leur carrière, en bonifiant les mesures fiscales à cet effet. Qu’attendent les syndicats pour faire eux aussi des représentations en ce sens?

Beau problème, mon œil!