Chronique|

La conscience de la corneille

CHRONIQUE / J’essaie ces temps-ci de terminer l’écriture d’un livre dans lequel je cherche notamment à repenser ma relation, en tant que journaliste et humain, avec la nature et les autres vivants en cette ère de changements climatiques et d’érosion de la biodiversité. Ironiquement, c’est ce moment qu’une corneille a choisi pour me prendre en grippe. Ou devrais-je plutôt dire : pour me prendre en griffes.


Car c’est littéralement ce qu’elle fait. Elle s’approche subrepticement par derrière, appuie ses serres sur mon crâne, assez pour que je sente leurs pointes acérées chatouiller mon cuir chevelu, mais pas assez pour me blesser, puis reprend aussitôt son envol pour aller se poser sur une branche ou une palissade tout près, d’où elle fait semblant de ne plus me voir pendant que je la fixe, médusé, confus, sans ailes et impuissant.

La première fois que cela est arrivé, j’ai cru à une erreur de navigation d’une corneille distraite. Mais après le second assaut quelques secondes plus tard, il n’y avait plus de place pour le doute : j’étais bien sa cible.

Encore là, j’étais prêt à croire que l’incident était circonstanciel et qu’il demeurerait confiné à cette seule journée. Peut-être l’avais-je dérangée dans sa routine ou étais-je passé trop près de son nid en parlant trop fort et qu’elle s’était sentie menacée. Les corneilles sont après tout connues pour défendre leur territoire.

Puisque la scène s’est répétée à plusieurs reprises depuis, j’ai toutefois dû me rendre à l’évidence. Il n’y avait rien de fortuit ou de temporaire dans cette situation.

Cela ne serait peut-être pas si embêtant si le lieu de l’attaque, toujours le même, ne se trouvait pas à quelques mètres à peine de mon appartement de Bombay sur un chemin que j’emprunte à pied chaque jour. Il serait aussi plus rassurant de savoir que d’autres passants sont pris pour cible à ce même endroit. Or, je crois bien être la seule personne à avoir droit à ce traitement.

Les corneilles sont aussi connues pour leur capacité incroyable à reconnaître les visages humains. Et à ne jamais les oublier.

Imbroglio

En 2019, les médias indiens rapportaient l’histoire d’un villageois de l’État du Madhya Pradesh, dans le centre du pays, qui était depuis trois ans la cible quotidienne d’attaques de corneilles. Chaque fois qu’il sortait de chez lui, elles s’en prenaient violemment à lui, parfois en solitaire, parfois en groupe, au point de le blesser, notamment à la tête.

Shiva Kewat pouvait assez facilement remonter à l’origine de son malheur. Un jour, il avait voulu sauver un corneillon pris dans un filet métallique. Le petit était mort dans ses mains sans qu’il ne puisse le ranimer. Les corneilles du voisinage avaient dû croire qu’il avait délibérément tué leur progéniture. Elles ne lui ont jamais pardonné. Depuis, elles font de sa vie un enfer. « Si seulement je pouvais leur expliquer que j’essayais seulement de l’aider », confiait alors le travailleur journalier au Times of India.

Contrairement à Shiva Kewat, je n’arrive toutefois pas à comprendre ce qui me vaut une telle attention de cette ou de ces corneilles. En fait, je ne suis même pas certain que ce soit toujours le même oiseau qui me prenne pour cible. Ma capacité à différencier un représentant de leur espèce d’un autre est beaucoup moins aiguisée que leur système de reconnaissance faciale des membres de mon espèce.

Il y a un an, comme je l’ai raconté dans une autre chronique, j’ai détruit à plusieurs reprises le nid qu’une corneille essayait de construire sous la fenêtre de l’appartement de ma belle-sœur. Devant sa persévérance, j’ai finalement dû déclarer forfait.

Or, tout cela s’est passé à plus d’une dizaine de kilomètres (à vol d’oiseau !) de chez moi. Si cela n’est pas impossible, il serait surprenant que mon ou mes assaillantes soient celles auxquelles j’ai causé préjudice alors. Je doute également que la rumeur de mon méfait se soit répandue au sein de toute la communauté de corneilles de Bombay. Mais qu’en sais-je ?

Sinon, il m’est bien arrivé à l’occasion de chasser d’un geste de la main quelques corneilles se perchant trop près de ma fenêtre, de peur de les voir y effectuer leurs besoins. Un si inoffensif marquage de territoire de ma part aurait-il vraiment pu déclencher de si farouches représailles ?

Mythologie

Plusieurs interprétations mythologiques veulent que les corneilles soient les messagères de nos ancêtres. Dans l’hindouisme, certains voient en elles un véhicule du dieu Shani, craint pour sa capacité à changer radicalement le destin des mortels.

Il y a quelques années, un étudiant indien en génie avait paniqué après qu’une corneille se soit posée à deux reprises sur sa tête. Au téléphone, sa mère lui avait conseillé d’aller offrir quelques prières et un peu d’argent dans un temple pour se débarrasser du mauvais augure que cet incident pouvait représenter. Juste au cas. Il avait plutôt décidé d’avaler le contenu d’une bouteille de poison, mettant ainsi fin à ses jours.

Je ne suis pas particulièrement enclin à entretenir des superstitions. Mais faute de meilleure option, au second jour des attaques, je suis allé faire don de quelques roupies à un mendiant handicapé qui se tient non loin. Cela n’a toutefois pas été suffisant pour convaincre les corvidés de me laisser tranquille.

Du gros fun

Dans cette tête qui semble tant attirer les corneilles trotte aussi une autre hypothèse pour expliquer cette situation : puisqu’elles ne semblent pas vouloir me blesser, peut-être leur geste tient-il plus du jeu que de l’agression ? Peut-être ont-elles décidé de faire de moi leur souffre-douleur qu’elles se plaisent ainsi à me surprendre lorsque j’ai le malheur de baisser ma garde en passant sur cette quinzaine de mètres de tronçon de rue ?

Le croassement qu’elles émettent ensuite est-il un cri de guerre ou un rire mesquin ?

En 2020, deux études publiées dans la revue Science avançaient que les corneilles, qui sont parmi les oiseaux les plus intelligents, sinon les plus intelligents, disposent d’une forme primaire de conscience. Leur réponse à un même stimulus serait imprévisible, car contrairement à d’autres espèces, elle ne proviendrait pas toujours d’un seul et même réflexe naturel.

Les corneilles n’auraient ainsi pas des « cervelles d’oiseau », mais disposeraient plutôt, comme les mammifères, de la capacité à penser de manière complexe et parfois ludique.

Il suffit de parcourir YouTube et de regarder, par exemple, cette vidéo où une corneille utilise le couvercle métallique d’un bocal pour glisser sur un toit enneigé avant de remonter et de glisser de nouveau pour se convaincre qu’il est bien possible que les corneilles, comme nous, aiment avoir du fun.

Seules ou, parfois, à mes dépens.

Je quitterai bientôt Bombay pour quelques mois. Malheureusement, je n’ai aucune raison de croire que les corneilles de ma rue m’auront oublié à mon retour.

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Journaliste indépendant et écrivain, Frédérick Lavoie a réalisé des reportages dans plus d’une trentaine de pays. Il a publié quatre livres, dont les récits Ukraine à fragmentation et Avant l’après: Voyages à Cuba avec George Orwell, récipiendaire d’un Prix littéraire du Gouverneur général en 2018. Originaire de Chicoutimi, il partage son temps entre l’Inde, le Québec et ailleurs.