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Au centre, toute!

C’est ce vendredi que se termine la période pendant laquelle les aspirants chefs pouvaient recruter les membres qui auront droit de vote.

CHRONIQUE / C’est en quelque sorte aujourd’hui que se scelle la course au leadership du Parti conservateur. Car c’est ce vendredi que se termine la période pendant laquelle les aspirants chefs pouvaient recruter les membres qui auront droit de vote.


Ceux, comme Jean Charest et Patrick Brown, dont le chemin vers la victoire passe par un élargissement de la base conservatrice ont donc maintenant une idée de leurs chances véritables de l’emporter. Si Pierre Poilievre demeure le meneur de l’avis de tous — et des sondages —, les jeux ne sont pas encore faits pour autant: les militants pourraient regarder du côté de l’Ontario pour tirer une leçon ou deux.

Au moment où ces lignes étaient écrites, les conservateurs de Doug Ford se dirigeaient vers leur réélection à la tête de l'Ontario, avec un nombre de sièges similaire à celui obtenu quatre ans plutôt. Comme lors de cinq des six élections fédérale ou provinciales s’étant déroulées au cours de la pandémie (celle de 2021 en Nouvelle-Écosse ayant été l’exception), celle-ci aura reconduit le gouvernement sortant au pouvoir.



Le chef du Parti progressiste-conservateur de l'Ontario, Doug Ford, célèbre sa victoire en compagnie de son épouse Karla, jeudi soir, à Toronto.

Une autre élection inutile, comme le fut la fédérale de l'automne dernier, alors? On dirait bien que oui. Non seulement les conservateurs voient leur statut inchangé, mais les libéraux n’ont pas été en mesure de siphonner des sièges au NPD et lui ravir son statut d’opposition officielle comme les sondages l’avaient laissé entrevoir.

Pourquoi cette victoire conservatrice est-elle instructive pour les conservateurs fédéraux? Parce que, s’il faut en croire les stratèges de Doug Ford, elle enseigne les vertus de la modération.

Pierre Poilievre, candidat à la chefferie du Parti conservateur du Canada.

Dans les jours qui ont suivi la démission de Jason Kenney à titre de premier ministre de l’Alberta, des proches de M. Ford se sont confiés au Toronto Star. Selon eux, l’erreur de M. Kenney a été de vouloir, dans sa gestion de la pandémie, apaiser les éléments les plus extrémistes de sa base en levant rapidement les mesures sanitaires. M. Ford, qui n’était pourtant pas considéré comme un modéré au début de son mandat, a exclu de son caucus ou fortement incité à le quitter quatre de ses députés s’étant prononcés contre les confinements ou la vaccination. L’un de ceux-là, Roman Baber, est aujourd’hui candidat dans la course fédérale. Autrement dit, Jason Kenny a écouté les radicaux, Doug Ford les a congédiés. «Qui a encore une job maintenant?», demandaient sarcastiquement ces stratèges.

C’est une chose qu’on entend beaucoup dans les rangs conservateurs fédéraux. Députés et stratèges sont nombreux à craindre sincèrement que Pierre Poilievre ne tire le parti vers la droite extrême. Certains confient déjà, loin des caméras, qu’ils ne se représenteront pas à la prochaine élection sous son leadership. Certains disent carrément qu’ils se résoudront à voter vert… ou libéral! Ils redoutent que Pierre Poilievre ne transforme le Parti conservateur en un second Parti populaire du Canada, cette formation de Maxime Bernier qui a recueilli 4,9% des votes à l’élection de l’automne dernier. C’est à eux que s’adresse Jean Charest quand il met en garde contre l’américanisation de notre système politique.

Jean Charest, candidat à la chefferie du Parti conservateur.

Qui pourrait leur en vouloir? M. Poilievre multiplie les sorties populistes aux relents conspirationnistes. Jeudi, il a déposé un projet de loi à la Chambre des communes qui interdirait à l’avenir à Ottawa d’instaurer des obligations vaccinales. Et après avoir fait l’éloge des bitcoins et s’en être pris au gouverneur de la Banque du Canada qu’il promet de congédier (même s’il n’en aurait pas le pouvoir), le voilà qui diabolise le Forum économique mondial (FEM). Le FEM est ce grand rassemblement annuel à Davos de figures mondiales issues des milieux financiers, politiques et universitaires. Une théorie de la conspiration très populaire veut que le fondateur de ce sommet, l’octogénaire Klaus Schwab, soit à la tête d’une cabale pour prendre le contrôle de la planète et instaurer une sorte de gouvernance mondiale. Le thème choisi par le Forum pour sa réunion de 2020 portant sur l’après-pandémie, The Great Reset (le nouveau départ), a alimenté ce délire.



Dans une récente vidéo, Pierre Poilievre s’adresse donc à cette frange de l’électorat en promettant que «[s]es ministres et [s]on gouvernement seront interdits de participer au Forum économique mondial. Travaillez pour le Canada. Si vous voulez aller à cette conférence à Davos, achetez-vous un aller simple.» Qu’importe si le co-président de sa campagne, l’ex-ministre fédéral John Baird, a déjà assisté au Forum, tout comme l’ancien premier ministre Stephen Harper. Et qu’importe si ce forum est jugé suffisamment sérieux pour que le président ukrainien Volodymyr Zelensky y ait livré un discours la semaine dernière. L’important pour M. Poilievre est de rameuter ces paranoïaques et de leur donner l’impression qu’il est de leur côté.

M. Poilievre fait beaucoup penser à Maxime Bernier. Ceux qui ont connu à Ottawa l’ex-député de Beauce savent qu’il professe aujourd’hui des idées auxquelles il ne souscri(vai)t pas, par pur opportunisme politique. En voyant se transformer son ancienne famille politique, Maxime Bernier doit regretter un peu d’avoir claqué la porte plutôt que d’attendre sagement son heure…

Patrick Brown, candidat à la chefferie du Parti conservateur.

Les remparts contre la montée de ce populisme sauce Poilievre s’amenuisent. Il y a deux semaines, l’ancien ministre et député Ed Fast a osé rabrouer M. Poilievre pour ses attaques contre la Banque du Canada. Il a prétendu parler à titre de porte-parole officiel du Parti conservateur en matière de Finances. Selon nos informations, il s’est fait vertement sermonner à la réunion du caucus, ce qui explique qu’il ait démissionné de son poste.

Les fans de M. Poilievre ont soutenu sur les réseaux sociaux que le jupon de M. Fast dépassait: il est effectivement co-président de la campagne de Jean Charest. Mais M. Fast est surtout un député jouissant d’une très grande crédibilité sur les questions économiques. Sa sortie se voulait un avertissement sincère que le parti ne peut s’enfoncer dans cette direction. À ce jour, le caucus conservateur n’a pas de position sur un éventuel limogeage du gouverneur de la banque centrale.

Le caucus conservateur ne représente qu’une infime minorité des militants ayant droit de vote dans cette course. Mais parce qu’ils tendent l’oreille dans leur circonscription respective, les députés sont aussi de bons baromètres. Leur timidité à s’opposer à Pierre Poilievre en dit long sur l’état d’esprit des troupes. Reste à savoir si, dans trois ans, la frustration envers les mesures sanitaires et l’inflation, au coeur de la campagne Poilievre, sera encore assez d’actualité pour lui faire gagner une élection générale. Et qui sait? Justin Trudeau pourrait être tenté de s’essayer pour un quatrième mandat.