Tenez, par exemple, il y a deux semaines : le leader d’une société des pêcheurs musulmans de Porbandar, la petite ville où est né le Mahatma Gandhi, a demandé à la Cour supérieure de l’État du Gujarat la permission pour que les 600 membres de sa communauté et lui-même puissent être euthanasiés.
Le suicide étant illégal en Inde, et donc passible de prison en cas de survie, Allarakha Ismailbhai Thimmar a estimé qu’il était plus sage d’obtenir l’aval des autorités avant d’en finir avec la vie.
Puisqu’il est de plus en plus normal en Inde de voir les musulmans comme des traîtres jusqu’à preuve du contraire, M. Thimmar a tenu à souligner que sa communauté avait toujours été « loyale à la nation ». Jamais elle n’avait pris part à des « activités anti-patriotiques ». Au contraire, quand les pêcheurs musulmans avaient été témoins d’actes de contrebande commandités par le voisin et ennemi pakistanais, ils s’étaient fait un devoir de « transmettre aux services de renseignement » les informations récoltées.
En dépit de leur loyauté indéfectible envers l’Inde, les autorités empêchent ces pêcheurs musulmans de travailler pour subvenir aux besoins de leurs familles. Ces mêmes autorités devraient au moins avoir la décence de leur donner le droit de mourir, raisonne en somme M. Thimmar.
Démolir l’amour
Autre journée, autre histoire : Un jeune garçon musulman et une jeune hindoue d’un village du Madhya Pradesh sont amoureux. La famille de la jeune fille est catégoriquement opposée à la relation. Pour l’éloigner de celui qu’elle aime, on planifie de l’envoyer chez de la parenté dans une autre localité.
Mais avant que ce plan puisse être mis à exécution, le couple réussit à s’enfuir et à se marier en cachette. La cérémonie a lieu dans un temple hindou. Les deux amoureux croient ainsi pouvoir s’épargner les accusations de « djihad de l’amour », une théorie de la conspiration devenue loi dans certains États contrôlés par le BJP de Narendra Modi — dont le Madhya Pradesh — qui veut que les garçons musulmans cherchent à convertir de force les femmes hindoues afin d’augmenter le poids démographique des fidèles de l’islam dans le pays.
La précaution du couple ne s’est toutefois pas révélée suffisante pour éviter les ennuis.
Quand la famille de Sakshi Sahu a déposé des accusations d’enlèvement contre Asif Khan, l’administration locale a jugé bon d’envoyer des bulldozers pour démolir trois commerces appartenant à la famille du garçon, sous prétexte qu’il s’agissait de constructions illégales.
Il n’existe évidemment aucun lien judiciaire entre les deux dossiers, mais l’administration n’a même pas cherché à cacher que cette démolition était une punition pour les actions du jeune musulman amoureux. En fait, elle ne faisait ainsi qu’imiter ce que d’autres officiels du Madhya Pradesh avaient fait quelques semaines auparavant pour sanctionner des musulmans accusés d’avoir participé à des violences intercommunautaires. Avant un quelconque procès, on avait rasé leurs commerces et leurs maisons.
Ce précédent a mis le bulldozer à la mode chez les hindous nationalistes et créé des attentes. La démolition des commerces de la famille d’Asif Khan n’était pas une vengeance suffisante, aux yeux des membres de la cellule locale du BJP. Il fallait aussi la laisser sans domicile. Pour forcer l’administration à agir, les militants du parti au pouvoir ont bloqué une autoroute. Le lendemain, sous le regard de 700 policiers, les bulldozers exauçaient leur souhait.
T’appelles-tu Mohammad?
Un dernier exemple? Vendredi dernier, également au Madhya Pradesh, Bhanwarlal Jain, un homme dans la soixantaine avec une déficience intellectuelle, a été retrouvé mort. Il était porté disparu depuis quelques jours, vraisemblablement parce qu’il s’était égaré et n’arrivait pas à retrouver son chemin jusqu’à son village.
Peu après ses funérailles, une vidéo s’est mise à circuler. On y voyait Dinesh Kushwaha, un homme associé au BJP, gifler M. Jain et exiger qu’il fournisse une carte d’identité. La raison d’une telle demande ? Kushwaha soupçonnait l’homme sans défense devant lui de s’appeler Mohammad, et donc d’être musulman.
Or, Bhanwarlal Jain n’était pas musulman. Il était de confession jaïne, une religion proche de l’hindouisme, mais néanmoins distincte.
Dinesh Kushwaha a été formellement accusé de meurtre et s’est rendu lui-même à la police.
« C’est un incident tragique », a réagi le ministre de l’Intérieur du Madhya Pradesh, aussi un membre du BJP. Il a ajouté que « le coupable ne [serait] pas épargné ».
Dans l’Inde d’aujourd’hui, on est malheureusement en droit de douter que les réactions du ministre nationaliste hindou et des autorités judiciaires aient été les mêmes si la victime s’était finalement appelée Mohammad.