La vétérinaire spécialisée dans les équins visée par l’Office n’a pas donné suite aux demandes d’entrevue du Droit. Selon Mme Chrétien, elle est une personne très privée et préférait taire son nom dans les médias. Dans une déclaration écrite publiée sur la page Facebook d’une amie, la vétérinaire en question soutient toutefois qu’elle est consciente que les règlements mis en place par l’OQLF sont en place depuis des longtemps et qu’elle n’est pas la première vétérinaire à y faire face.
«Malheureusement, les langues ne sont pas mon fort, et bien que je m’en sorte relativement bien grâce à la nature anglophone/bilingue de la région du Pontiac/La Pêche, cela ne change rien à la règle de l’OQLF», a-t-elle écrit en anglais. Dans la MRC de Pontiac, 59% de la population a l’anglais comme première langue, selon le recensement de 2016.
«Seule responsable»
La vétérinaire ajoute que la raison pour laquelle elle a quitté le travail équin n’était pas uniquement due à ses lacunes personnelles en langue française, mais également aux vétérinaires anglophones qui ne peuvent pas prêter main forte dans la région pour les mêmes raisons.
«À cause de la nature du service, je me suis retrouvée seule responsable des soins aux chevaux de la région, tant préventifs que d’urgence, tout en m’occupant des petits animaux et en couvrant le service des animaux de ferme. Il n’y avait aucun soutien, aucun membre de l’équipe pour assurer la relève des urgences», raconte-t-elle. Après trois ans à devoir accomplir tout ce travail seule, elle avoue s’être retrouvée dangereusement près de l’épuisement professionnel. «Bien que j’aie beaucoup apprécié le travail équin, j’ai estimé que faire une pause à ce moment-là était essentiel pour ma santé mentale et physique. [...] J’espère vraiment que les règles pourront être modifiées afin d’encourager les vétérinaires [qui ne maîtrisent pas le français] à travailler dans une région qui est largement sous-couverte par les vétérinaires.»
Pas d’exemption possible
Par courriel, l’OQLF précise qu’elle ne peut commenter le dossier personnel d’un individu. L’Office souligne toutefois qu’elle ne dispose pas du pouvoir d’accorder des exemptions, alors que les ordres professionnels sont ceux qui disposent du pouvoir de délivrer des permis d’exercice permanent aux individus et seulement à condition qu’elles aient une connaissance du français appropriée à l’exercice de leur profession.
Ce sont les ordres professionnels qui déterminent si leurs candidats doivent passer l’examen de français et qui les dirigent vers l’Office lorsque cela est requis. Aucune disposition ne permet à l’Office d’exempter un candidat de réussir l’examen de français.
Les personnes qualifiées qui proviennent de l’extérieur du Québec peuvent se voir octroyer par leur ordre un permis d’exercice temporaire, renouvelable à trois reprises. Les candidats disposent ainsi de quatre années pour apprendre le français en exerçant leur profession, avant de se soumettre à l’examen de langue de l’OQLF, explique l’Office.
«Ce sont les ordres professionnels qui déterminent si leurs candidats doivent passer l’examen de français et qui les dirigent vers l’Office lorsque cela est requis. Aucune disposition ne permet à l’Office d’exempter un candidat de réussir l’examen de français», a précisé l’OQLF au Droit. «Pour aider les candidats à se préparer à l’examen, l’Office offre des suivis pédagogiques personnalisés et rend accessibles des outils et des ressources comme des vocabulaires, des exercices et une liste de cours de français, notamment des cours de français visant la préparation à l’examen de l’Office», assure-t-on.
«C’est bien plate», dit l’OMVQ
Appelé à réagir dans ce dossier, le président de l’Ordre des médecins vétérinaires du Québec (OMVQ), Gaston Rioux a martelé qu’une loi doit être respectée. «L’Ordre des médecins vétérinaires est conscient de l’importance de la langue française au Québec et de sa continuité dans le temps. Par contre, dans une situation comme ça, l’OMVQ est obligé de se soumettre à la Charte de la langue française.»
M. Rioux, qui affirme à son tour que de parler d’un cas en particulier est délicat, assure que des contacts ont lieu entre la secrétaire de l’Ordre et l’Office de la langue française sur ce cas précis, «pour voir s’il n’y a pas des solutions à cet état de fait.» «Parce qu’un vétérinaire de moins au Québec, quand on est déjà en pandémie, ce n’est pas quelque chose qu’on souhaite, a poursuivi M. Rioux. C’est certain que tout vétérinaire qu’on perd, c’est des clients qui peuvent se retrouver sans service, particulièrement dans la région de Pontiac où c’est une grande région sans concentration de vétérinaires importante à cause du nombre d’animaux moindre. Et il y a une partie importante de la clientèle de langue anglaise. C’est sûr que c’est une situation qui, je vais dire ça comme ça, est bien plate. On essaie, avec des contacts avec la vétérinaire en question et l’OQLF, de voir s’il y a des pistes de solutions. En ce moment, on est dans ces eaux-là.»
«La charge de travail est tout simplement gigantesque, titanesque», a témoigné au Droit Daniel Leduc, vétérinaire à la Clinique vétérinaire de l’Outaouais. «Ça a commencé du jour au lendemain, à la COVID, carrément. Avant la pandémie, je n’en refusais presque pas d’urgence. [...] Refuser huit, neuf, dix personnes par jour, ça ne m’arrivait jamais. Quand la COVID est arrivée, on a mis un stop sur [certaines opérations] et ça s’est empilé.»
Afin de tâter concrètement le pouls de cette situation en Outaouais, Le Droit a contacté une dizaine de cliniques vétérinaires d’un peu partout en dans la région. Celles qui ont pu être jointes étaient catégoriques. Elles n’acceptent pas de nouveau patient poilu, faute de place. Il n’était pas non plus possible de laisser nos coordonnées pour être ajoutés sur une liste d’attente, qui serait beaucoup trop longue, a-t-on assuré.
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/VWKTBFJSBVFRRNXYB2ULHEUEBU.jpg)
Exode
Selon le président de l’Association des techniciens en santé animale du Québec, Francis Rousseau, le domaine de la santé animale fait face à un important exode des travailleurs. C’est ce qui explique en partie l’importante pénurie de main-d’œuvre dans le domaine. Par courriel, l’Association canadienne des médecins vétérinaires confirme par ailleurs que la situation est aussi grave en Ontario qu’au Québec, et que le problème est plutôt répandu dans tout le pays.
Selon M. Rousseau, dans les cinq années suivant la diplomation, 50% des techniciennes en santé animale ont quitté définitivement le domaine. Du côté des vétérinaires, 53% des vétérinaires songent à réorienter leur carrière dans un délai de 5 à 15 ans après la graduation, selon une récente étude de l’Ordre des médecins vétérinaires du Québec (OMVQ).
«Le taux de suicide chez les vétérinaires au Québec est parmi les plus élevés des corps de métiers», avance M. Rousseau. Une accumulation de plusieurs facteurs, dont les salaires, les horaires difficiles, la complexité de la conciliation travail-famille, alors que plus de 99% des TSA sont des femmes, peuvent expliquer cet exode. «Tu y vas de ton cœur, tu veux aider les gens, ils sont désemparés. Ça nous prend au cœur, on est dévoués, et éventuellement ça va venir prendre sa dette», explique M. Rousseau.
Ingratitude
Selon lui, la déconnexion de la société québécoise envers les frais de médecine pèse aussi lourd sur le moral des troupes. «Il y a aussi beaucoup d’ingratitude. Je vais le dire de même. Ça arrive souvent que les professionnels, vétérinaires et TSA se font blâmer parce que ça coûte cher. [...] On n’a pas d’idée de combien ça coûte au système public la santé publique. On ne se rend pas compte de cette valeur-là. C’est une minorité de clients qui vont utiliser ces arguments-là, mais c’est quotidien, ou du moins hebdomadaire. C’est désagréable et ça use.»
M. Leduc se compte pour sa part chanceux, puisque sa clinique semble pour l’instant épargnée par cet exode. «Mais je sais que je ne suis pas dans la norme. Je le vois, je le lis, j’en entends beaucoup parler. Mon associée et moi on est excessivement tolérants au stress et à l’anxiété.»
Mais il n’en demeure pas moins que l’épuisement psychologique et physique est bien ancré. «Il y a aussi l’épuisement par compassion, ce qui est le plus difficile, croit le vétérinaire. Quand tu rentres le matin, et que tu as devant toi une liste de 10, 12, 20 patients qui doivent venir en urgence, il faut que tu fasses une sélection selon des critères. [...] Et tu sais qu’il y en a là-dedans qui vont comprendre et d’autres qui ne seront vraiment pas contents et qui vont nous tomber dessus. Donc on essaie le plus possible d’en passer le plus [grand nombre]. On roule sur le mode empathie, on essaie vraiment, mais on doit toujours en refuser, et ça c’est très difficile.»
S'improviser spécialiste
Gabrielle Cyr travaillait jusqu’à tout récemment dans une clinique vétérinaire dans la MRC des Collines-de-l’Outaouais. Pendant la pandémie, elle a constaté la quantité astronomique de travail qui pesait sur les épaules du vétérinaire de sa clinique. «On ne fournissait pas. Le travail avait triplé, voire quadruplé, pendant la première année de la COVID.»
Depuis quelques mois, elle travaille maintenant dans une boutique de produits pour animaux. Certains clients qui passent en boutique tentent parfois de se procurer des items afin de régler eux-mêmes certains problèmes de santé de leur animal, faute de pouvoir se trouver un spécialiste. «Des clients viennent acheter par exemple des produits pour nettoyer les oreilles. On pose des questions et on se rend compte qu’il y a sans doute des signes d’infections et que ces produits ne seront pas suffisants», raconte-t-elle.
«C’est sûr que c’est inquiétant, ajoute M. Rousseau. Si ça devient difficile d’accéder à des soins vétérinaires, [les gens se disent] “je vais [essayer] des solutions plus à portée de main, moins coûteuse. J’improvise’’. Et naturellement, en fin de compte, c’est toujours l’animal qui écope. À la défense du domaine, ce n’est pas un luxe qu’on se donne. On fait ce qu’on peut. Et au lieu d’offrir un mauvais service, on prend soin des patients qu’on a déjà.»
«Quand on n’a pas de conseils de professionnels, ça peut évidemment se solder par un échec au niveau du traitement, a ajouté le président de l’OMVQ, Gaston Rioux. C’est un des items majeurs de la planification stratégique actuelle de l’OMVQ, l’accessibilité aux services de soins vétérinaires.»
Pistes de solutions
M. Rioux avance que l’Ordre des médecins vétérinaires s’est joint à un chercheur de l’Université du Québec à Montréal afin de mener une nouvelle étude dans le but de cerner davantage la problématique. «Les solutions peuvent appartenir à l’Ordre, en partie, aux associations, aux cliniques vétérinaires elles-mêmes. On va essayer tous ensemble de trouver des solutions aux problèmes à la hauteur des rôles et responsabilités de chacun, croit-il. On espère qu’avec le travail qu’on met en place, que ça va aider. Évidemment, on porte un grand espoir à notre démarche.»
M. Rousseau ajoute qu’à son avis, les techniciens vétérinaires sont surqualifiés pour le travail qu’ils occupent dans la plupart des cliniques vétérinaires. Une meilleure utilisation de leurs compétences pourrait soulager le travail des vétérinaires et accélérer la prestation de services pour la clientèle. «Plusieurs techniciennes ne sont pas satisfaites de l’utilisation de [leurs compétences]. C’est fâchant, ça éteint la flamme de ta motivation et ça donne un autre incitatif à quitter le domaine, parce que tu es désillusionné.»
***
Vous ou vos proches avez besoin d’aide? N’hésitez pas à appeler au 1-866-APPELLE (277-3553), ou encore Tel-Aide Outaouais (819-775-3223) à Gatineau et 613-741-6433 à Ottawa). Vous pouvez aussi appeler la ligne de crise en santé mentale d’Ottawa en composant le 613-722-6914.