Au Canada, le processus de nomination à la Cour suprême n’est pas politique. Le premier ministre choisit parmi les trois à cinq noms que lui soumet un comité de sélection après étude des dossiers de candidature. Seulement trois des huit membres de ce comité sont désignés par le gouvernement. Les autres sont choisis par les facultés de droit du pays, les associations de Barreau et le Conseil canadien de la magistrature. Le processus débouche sur des nominations de telle qualité que la Cour suprême du Canada a une des meilleures réputations au monde.
Bien malin celui qui prétendrait prédire comment un juge canadien tranchera une cause en fonction de l’affiliation politique du premier ministre qui l’a nommé. À l’heure actuelle, cinq des neuf juges de la Cour suprême ont été nommés par Stephen Harper. Les autres ont été nommés par Justin Trudeau. Certes, Russell Brown et Suzanne Côté, nommés par M. Harper, ont la réputation d’être «conservateurs». Mais ce mot doit être pris dans son sens juridique: ils redoutent l’activisme judiciaire et respectent davantage les choix politiques des élus. Toutefois, le plus conservateur de tous à ce chapitre, selon une compilation faite par le Globe and Mail, est Malcolm Rowe, nommé par… Justin Trudeau! Inversement, la juge Andromache Karakatsanis, considérée comme la plus libérale du banc actuel, a été nommée par M. Harper.
De 1990 à 2017, une grande majorité des jugements de la Cour suprême ont été unanimes. Il fallait y voir la marque de la juge en chef Beverley McLachlin, qui croyait fortement au consensus. La Cour a commencé à être plus divisée lorsque le Québécois Richard Wagner en a pris les rênes, avec des taux annuels de dissidence variant entre 51% et 58%. Le juge Wagner a quand même déclaré en février dernier que «ce serait une erreur de penser que les désaccords légaux au sein de la Cour trahissent des divisions partisanes».
La seule touche «américaine» à notre Cour suprême est cet interrogatoire public, mené par les élus, auquel les juges choisis doivent se soumettre avant leur nomination. On craignait que ce processus, instauré par Stephen Harper, ne donne lieu aux disgracieuses chasses aux sorcières que l’on voit aux États-Unis. Finalement, parce que les questions y sont strictement balisées, ces séances sont devenues de grands happenings d’une convivialité toute canadienne permettant de découvrir nos juges sous un angle plus humain.
Et l’avortement dans tout ça?
C’est la Cour suprême du Canada qui, en 1988, a décriminalisé l’avortement avec la célèbre cause Morgentaler. Nouvellement outillée de la Charte canadienne des droits et libertés, la Cour avait tranché que c’était une violation du droit à la sécurité des femmes que de les obliger à porter un enfant à terme à moins d’avoir obtenu d’un comité thérapeutique une autorisation d’avorter. La loi de remplacement imaginée par le gouvernement Mulroney avait été bloquée au Sénat, ce qui explique le vide juridique à ce sujet. L’année suivante, dans la tout aussi célèbre cause opposant Chantal Daigle à Jean-Guy Tremblay, la Cour suprême avait tranché que le foetus n’avait pas de statut légal.
Tout ce corpus avait fait dire en 2000 au juge Louis LeBel que le dossier était réglé et qu’il était peu probable que la Cour se prononce à nouveau… à moins qu’un gouvernement n’adopte une nouvelle loi. Faut-il craindre que cela arrive un jour?
Un gouvernement libéral ou néodémocrate ne reviendrait pas sur le sujet, chaque parti obligeant ses candidats à une profession de foi pro-choix. Malgré la déclaration ambiguë de M. Trudeau cette semaine laissant croire le contraire, on estime suffisante la loi actuelle permettant à Ottawa de retenir des fonds destinés à une province qui n’offre pas de services d’avortement. Mais un gouvernement conservateur? C’est moins clair.
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Le Parti conservateur dit qu’il ne rouvrira pas cette question, mais il autorise ses députés d’arrière-ban à déposer les projets de loi de leur choix. Dans la course à la chefferie, Jean Charest et Pierre Poilievre s’en tiennent à cette ligne. Patrick Brown reste muet sur la latitude qu’il accorderait aux députés. Leslyn Lewis, pro-vie notoire, interdirait les avortements sexo-sélectifs et le financement des avortements à l’étranger et subventionnerait les centres qui encouragent les femmes à garder leur bébé.
Le hic, c’est qu’un projet de loi devient la loi du pays s’il est adopté, qu’il ait été présenté par un obscur député ou un ministre. M. Poilievre a beau donner l’assurance qu’un tel projet de loi ne passerait pas, les chiffres racontent une autre histoire. Sur les 119 députés conservateurs actuels, 48 sont pro-vie et 29 de plus ont déjà voté pour un projet de loi qui aurait interdit les avortements sexo-sélectifs (il est possible de se dire pro-choix tout en s’opposant moralement à l’avortement des fœtus féminins). Dans le précédent Parlement, les conservateurs opposés à l’avortement étaient majoritaires. Et s’ils le redevenaient, une fois au gouvernement?
Le 5 mars 2008, le député Ken Epp avait réussi à faire adopter un projet de loi qui aurait reconnu le fœtus comme une victime à part entière lors de l’agression d’une femme enceinte. Cela aurait constitué la première étape vers l’octroi d’un statut juridique au fœtus, le Saint Graal des opposants à l’avortement. Les conservateurs, bien que minoritaires, avaient réussi leur coup de théâtre grâce à un fort contingent de libéraux pro-vie. (Ce qui amena plus tard Justin Trudeau à les interdire au Parti libéral.)
Ironie du sort, c’est ce soir-là qu’avait choisi le chef libéral Stéphane Dion pour célébrer à sa résidence officielle la Journée internationale de la femme. Devant la mine dépitée de ses invitées, M. Dion s’était excusé de ne pas avoir exercé son leadership et avait promis que ses troupes feraient barrage au Sénat. Le Parlement a été dissout avant qu’on en arrive là.
À l’heure actuelle, le Sénat est d’allégeance plutôt libérale, avec 41 «indépendants» (nommés par un premier ministre libéral), 14 «progressistes», mais seulement 16 «conservateurs». Un projet de loi qui se faufilerait aux Communes risquerait fort d’y être bloqué. Mais la composition du Sénat change avec le temps…
Les conservateurs ont raison de dire que les libéraux exploitent cet enjeu, qui ne concerne pour l’instant que les Américains. Mais ils n’ont qu’eux à blâmer et leur incapacité à mettre une bonne fois pour toutes le couvercle sur cette marmite. Tant que les Canadiennes auront l’impression qu’elles doivent s’en remettre aux non-élus du Sénat pour protéger leurs droits, elles demeureront réceptives aux épouvantails libéraux.