Un laboratoire de 8 millions de sujets

Le professeur émérite au HEC Montréal Jacques Nantel a constaté au cours des derniers mois comment la pandémie a changé les comportements de consommation de la population et a dicté certains aspects de notre économie. La région d’Ottawa-Gatineau pourrait d’ailleurs, selon lui, être un véritable laboratoire pour le développement de certaines des observations qu’il étale dans S’en sortir ! Notre consommation entre pandémie et crise climatique, son plus récent livre paru aux éditions Somme Toute.


La hausse marquée du commerce électronique, l’engouement pour l’achat local et l’implantation massive du mode « télé » ( télétravail ou encore télémédecine ), certains impacts sur les habitudes des consommateurs étaient déjà amorcés ou étaient en voie de l’être. La pandémie les a simplement accélérés, explique M. Nantel. 

« La pandémie nous a forcés dans le fond à lancer un laboratoire d’environ 8 millions de personnes. »

Certaines choses n’étaient au contraire prévisibles qu’à peine quelque temps avant la pandémie et conditionnent aujourd’hui la vie des consommateurs de façon assez frappante. 

« L’inflation est le meilleur exemple. C’est difficile de ne pas le voir. L’augmentation des taux d’intérêt, l’emballement des marchés et du marché immobilier, tout ça a été catapulté par la pandémie. » 

M. Nantel voit d’ailleurs une possibilité, surtout avec ce qui se déroule sur le plan géopolitique, d’une récession plus tard cette année.

Les dettes, les taux d’intérêt qui augmentent, l’inflation, ça ne veut pas dire qu’on s’en va vers une récession, mais moi, je le crains. Alors, est-ce qu’il faut la craindre ? Sans doute. Est-ce qu’on peut se préparer ? Tout à fait.



La crise sanitaire nous a également permis de faire des apprentissages qui pourront être mis en application lors de futures crises, en l’occurrence la crise climatique. 

« Le rapport du GIEC ( NDLR : Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat ) auquel je fais référence dans le livre, c’est celui de septembre dernier. Le tout récent sorti début mars, n’est pas le diable plus réjouissant, mais très réaliste. »

L’attrait Gatineau

Mais concrètement, dans la région de la capitale fédérale, plusieurs des observations de M. Nantel s’y appliquent très bien. Plusieurs villes près des grands centres, comme la région de Gatineau, ont profité du phénomène de délocalisation mis en lumière par la pandémie. 

« Avec l’augmentation de l’inflation des taux, l’endettement, il y a de plus en plus d’entreprises et de ménages de consommateurs qui vont se dire Québec, Montréal, Toronto, c’est bien beau, mais j’aimerais mieux être ailleurs. Et Gatineau est une région plutôt intéressante à la fois pour les entreprises et pour les ménages, les consommateurs. »

Toutefois, la crise du marché immobilier se fait grandement sentir à Gatineau, la demande qui surpasse l’offre, l’inflation et la pénurie de main-d’œuvre qui fait pression sur le marché immobilier. M. Nantel est toutefois convaincu que la situation risque de se calmer au fur et à mesure que les taux d’intérêt vont augmenter. 

« Je prévois une hausse marquée du nombre des inventaires, du nombre d’inscriptions de maisons à vendre avec une diminution de la demande, donc exactement l’inverse de ce qu’on voit depuis deux ans. Il n’y aura pas d’effondrement, mais il va y avoir une diminution, ça j’en suis convaincu. »

La production et la consommation locale, mise de l’avant depuis 24 mois vont aussi intéresser de plus en plus les gros joueurs et vont favoriser non seulement la logistique de ces entreprises, mais également le développement des régions, croit-il. 

« Ça va favoriser une région comme Gatineau. Par exemple, dans les entrepôts de redistribution, les entrepôts de type UPS, Amazon ou autre. C’est sûr que ça va se développer. Parce que la première chose qu’on a réalisée, c’est que le commerce électronique est là pour rester et s’amplifier. Alors c’est sûr que tout ne peut plus partir de Toronto. »

Jacques Nantel

Un exemple à suivre

Le gouvernement fédéral demeure le principal employeur de la région de la capitale fédérale. 

Ses politiques sur le télétravail auront donc une influence marquée, véhiculée par les fonctionnaires. 

« Et moi, je pense que si je décode bien les messages qui ont été donnés, la région de Gatineau pourrait très bien, dans cette foulée-là, devenir une espèce de catalyseur pour les changements en matière de logistique, de travail. Quand vous avez un centre-ville comme Toronto, Montréal, qui est très atomisé, où il y a plein d’employeurs, il y a plein de tours à bureaux, c’est difficile d’avoir une espèce d’initiative concertée. Lorsque vous avez un employeur qui est beaucoup plus important, tel que le gouvernement fédéral, là vous pouvez bâtir une initiative et ça peut créer un laboratoire extrêmement intéressant pour le reste à la fois du Québec et de l’Ontario. »

Selon M. Nantel, il faudra ainsi réfléchir à la façon de repenser et de reconfigurer les centres-villes, comme celui de Gatineau qui a été particulièrement mis à mal pendant la pandémie, de sorte à convertir des espaces de travail en espaces de vie. 

« Par exemple, vous avez des entreprises qui disent j’ai huit étages, je n’ai plus besoin de huit étages, mais je vais les garder. Je vais convertir deux étages en appartement que peuvent utiliser les employés. Au lieu de voyager trois fois par semaine, tu voyages une fois, tu restes deux jours et la nuit tu restes là, tu prends un des appartements de ton employeur. Tu en profites pour aller au théâtre ou au restaurant, au café. Si on rentre dans une logique comme celle-là, vous pouvez très bien non seulement permettre à votre infrastructure commerciale de survivre, mais vous pouvez même lui permettre d’être encore beaucoup plus intéressante et beaucoup plus solide. On peut changer un peu les choses. On peut les penser de manière différente. Et non seulement on peut, mais on va devoir. On n’aura pas le choix. »