Dans son abri antiaérien de Chernihiv, dans le nord de l’Ukraine, Valeria Shashenok se prépare un café sans électricité à l’aide d’une torche pour allumer «le cul de Poutine», comme elle l’écrit sur sa vidéo TikTok. «Trouvez le verre le plus joli de l’abri, imaginez que vous buvez votre café à Paris et remerciez Poutine», ajoute-t-elle. Son humour noir dans un décor de fin du monde lui a valu des millions de vues, ainsi qu’une interview à CNN.
Si cette guerre est la première diffusée sur TikTok, elle n’est pas la première à générer une vague de mème en ligne. «Aussitôt que ça a commencé, on a vu la création de mèmes, par exemple, pour glorifier ou érotiser le président ukrainien», explique la doctorante en études sémiotiques à l’UQAM Megan Bédard qui étudie les mèmes.
Ces dernières années, les mèmes comme les tendances TikTok sont devenus beaucoup plus que de simples blagues d’ados sur le net. En 2016, Douglas Haddow, un journaliste qui collabore avec le quotidien britannique The Guardian, écrivait à propos des élections américaines: «Les mèmes peuvent être amusants ou stupides, mais en tant que média émergent, ils n'ont pas suscité beaucoup de débats ou d'analyses. En fait, ils semblent défier tout examen. Et petit à petit, avant même que quiconque puisse en prendre note, les mèmes sont en train de ruiner la démocratie».
Il fait référence ici à un évènement qu’on appelle aujourd’hui «The Great Meme War» ou plutôt «comment des trolls de Reddit et 4chan ont grandement contribué à l’ascension de Donald Trump grâce aux mèmes».
Certains théoriciens et activistes (de droite comme de gauche) parlent même de «meme warfare (guerre de mèmes)». Le phénomène a largement été observé aux États-Unis ces dernières années, mais aussi durant les affrontements contre le groupe armé État islamique.
Jeff Giesea, écrivain, entrepreneur, mais surtout organisateurs d’évènements pro-Trump lors de sa campagne, décrit la «memetic warfare» dans le NATO Defense Strategic Communications journal comme: «une compétition autour du récit, des idées et du contrôle social sur le champ de bataille des médias sociaux». Ça implique la collecte et la diffusion d'informations afin d'établir un avantage concurrentiel sur son adversaire.
Sur ce point, l’Ukraine adopte une stratégie plutôt impressionnante. Il faut avouer que sur Twitter, depuis le début du conflit, le «meme game» est de haut niveau. Depuis quelques jours, les tracteurs ukrainiens deviennent des stars d’internet alors qu’une vidéo devenue virale montre l’un d’eux remorquer un char d’assaut ennemi. Ils sont maintenant un symbole de résistance.
La poste ukrainienne est même allée jusqu’à lancer un concours en ligne pour illustrer une nouvelle série de timbres qui s’inspire de l’histoire tragique des 13 soldats ukrainiens tués dans les bombardements de l’armée russe sur l’île des Serpents. «Navires russes, allez vous faire foutre», sont les derniers mots prononcés par ces hommes devenus des héros nationaux.
«Définitivement, on peut dire que les mèmes ont commencé à avoir un rôle dans la circulation de l’information sur internet, qu’elle soit vraie ou fausse», indique Megan Bédard. Elle met en garde les internautes en leur rappelant que les mèmes peuvent être aussi un puissant outil de propagande. Si les mèmes se propagent très rapidement, il ne faut pas les voir comme des sources d’information primaire et complète.
Un baume au coeur
Pour la jeunesse qui subit cette guerre, l’univers des mèmes et des vidéos humoristiques est aussi devenu une façon d’échapper brièvement à l’horreur du quotidien. Sur l’application de messagerie sécurisée Telegram, très populaire dans le pays depuis l’invasion russe, des jeunes ukrainiens ont lancé des canaux de partage de mèmes.
Les thèmes principaux de ces sinistres blagues mettent de l’avant l'héroïsme des soldats et des civils ukrainiens, les bourdes des troupes russes, les contenus anti-Vladimir Poutine et l’inaction de l'Occident, en particulier des Nations unies et de l’OTAN.
La naissance de ces contenus n’est pas étonnante. Mélangez une génération internet déjà assez cynique du monde dans lequel on évolue à une guerre aux portes de l’Europe sur un fond de pandémie mondiale: le terreau parfait pour l’humour en ligne qui a ses codes bien particuliers.
Dans Le Monde, la journaliste Margherita Nasi a parlé à plusieurs jeunes gens qui suivent ou administrent ces pages humoristiques sur place: «se changer les idées et rire tout en restant cachés dans un bunker : la guerre, c’est la mort et la souffrance, mais aussi une source de blagues sans fin», affirment les administrateurs du groupe Telegram Pryvatna memarnya dans son article.
Du côté russe, tous ces mèmes sont malheureusement hors de portée. L’organisation européenne à but non lucratif, Tracking Exposed, qui défend les droits numériques par le biais d'enquêtes algorithmiques a publié un rapport qui indique que depuis le 7 mars, 95% du contenu anciennement disponible sur TikTok pour les utilisateurs russes ne l’est plus.
Le 4 mars dernier, le Kremlin a annoncé une loi «sur les fausses nouvelles» qui fait de la diffusion de «fausses» nouvelles sur l'armée russe un crime passible d'une peine maximale de 15 ans de prison. L’accès à Facebook est également grandement limité. C’est bien le jour où l’on coupe tous ces «enfantillages» que l’on se rend compte de leur portée.