La paix, mais pas à tout prix

Des soldats et des pompiers ukrainiens cherchant dans les décombres d’un édifice bombardé à Kiev, le 14 mars dernier.

CHRONIQUE / L’Ukraine, qui n’a jamais demandé la guerre, veut la paix, évidemment. Mais pas à tout prix. Pas maintenant. À peu près tout le monde dans le pays semble s’entendre sur ce point. La signature d’un cessez-le-feu dès aujourd’hui représenterait une capitulation face à la Russie, qui a conquis plusieurs territoires ukrainiens au cours des trois dernières semaines. Et puisque l’armée de Vladimir Poutine est embourbée et peine à avancer, il apparaît plus avantageux pour l’instant de continuer à la combattre pour la repousser le plus loin possible.


«Si vous demandez à quelqu’un qui est assis depuis des semaines dans un sous-sol à Kharkiv ou à Marioupol, il vous dira certainement qu’il faut accepter n’importe quelle condition pour faire cesser le carnage», nuance Volodymyr Dubovyk, professeur de relations internationales à l’Université nationale d’Odessa. «Mais si on parle du reste de l’Ukraine, de la classe politique, des experts et de l’opinion publique, les gens se disent qu’on peut gagner cette guerre. Ça nous coûtera quelque chose, mais si on ne gagne pas, au moins on ne perdra pas aussi lourdement.»

Le président Volodymyr Zelensky est donc dans une «situation délicate», note M. Dubovyk. «D’un côté, il cherche un compromis avec Moscou. De l’autre, il s’est lui-même mis dans une position où il a dit que nous ne céderions pas nos terres. Et cette position est soutenue par une bonne partie du public. Parce que oui, la dévastation est réelle, mais la colère à l’égard de ce que nous fait subir la Russie est un sentiment encore plus dominant.»

M. Dubovyk rappelle aussi que l’Ukraine étant une démocratie, contrairement à la Russie, le président Zelensky ne peut pas prendre toutes les décisions seul. «Si on fait trop de compromis, l’armée dira : “Pourquoi nous sommes-nous battus si fort pour ensuite donner à la Russie ce qu’elle veut? ” Et [Zelensky] aura également des problèmes avec le parlement.»

Bombarder les civils

La politologue Maria Zolkina ne voit ainsi «pas de possibilité à court terme d’en arriver à un accord acceptable pour les deux parties.» Le problème pour elle est que la Russie «n’agit pas de manière rationnelle, mais idéologique. Leur but est d’anéantir complètement l’État ukrainien en tant qu’État indépendant, et plus important encore, le peuple ukrainien lui-même.»

Il y a encore quelque temps, j’aurais eu tendance à voir dans ces propos une hyperbole. Or, les bombardements indiscriminés contre des civils comme celui du théâtre d’art dramatique de Marioupol mercredi, où s’étaient abrités des centaines de femmes et d’enfants, me forcent à lui donner raison. Si Vladimir Poutine ne cherche peut-être pas à éradiquer les Ukrainiens jusqu’au dernier, il est au moins clair qu’il n’éprouve aucun scrupule à les tuer afin de faire avancer ses objectifs. 

Volodymyr Dubovyk et Maria Zolkina notent tous les deux que ces bombardements visant les civils, de plus en plus nombreux, marquent un changement de stratégie de l’armée russe. 

Il y a trois semaines, Vladimir Poutine croyait pouvoir prendre facilement le contrôle des principales villes d’Ukraine et renverser le gouvernement et le président en moins de 72 heures. Ce plan a été un échec. Aujourd’hui, l’armée russe fait face à de lourdes pertes et à de sérieux problèmes d’approvisionnement qui compromettent la suite de son opération.

C’est pourquoi les troupes russes évitent désormais le plus possible les combats directs avec les forces ukrainiennes, qui lui offrent une résistance trop féroce. Au lieu de cela, l’aviation russe bombarde les villes, profitant de sa supériorité dans les airs.

Militairement parlant, on ne conquiert pas une ville en tuant ses citoyens et ses citoyennes non armés, mais en défaisant l’armée qui la défend. Pour le professeur Dubovyk, la seule utilité stratégique de ce bain de sang pour la Russie, aussi cynique cela puisse-t-il sembler, est de diviser les Ukrainiens entre ceux et celles qui veulent le voir arrêter à tout prix, et les autres qui estiment qu’il faut continuer les combats jusqu’à ce que l’armée russe se soit complètement retirée d’Ukraine.

«Mais chaque jour qui passe met les troupes russes dans une situation plus difficile, poursuit M. Dubovyk. Notre armée reçoit de plus en plus d’armes des pays occidentaux, alors que l’économie russe souffre énormément des sanctions. Donc chaque jour qui passe augmente nos chances d’avoir un meilleur accord et diminue du même coup celles de la Russie.»

Intégrité territoriale

Pour Maria Zolkina, la seule paix acceptable pour l’Ukraine consisterait en un retrait complet des forces russes. «L’obtenir par la voie diplomatique n’est pas possible pour le moment, constate-t-elle. Alors, il nous faut nous battre.»

Selon elle, si la débandade russe continue, l’Ukraine pourrait voir apparaître sa «seule chance pour de nombreuses années de retrouver son intégrité territoriale.» Elle aurait alors l’occasion de reprendre le contrôle non seulement des territoires occupés depuis le 24 février 2022, mais peut-être même aussi de la Crimée, annexée en 2014 par la Russie, et des républiques séparatistes autoproclamées de Donetsk et de Lougansk, dont Moscou a reconnu l’indépendance quelques jours avant l’invasion.

Volodymyr Dubovyk croit toutefois qu’une majorité d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes approuveraient un accord qui permettrait au moins de revenir au statu quo qui prévalait encore le mois dernier, sans la Crimée et le Donbass.

Garanties de sécurité

Comme la politologue Zolkina, le professeur Dubovyk estime qu’un accord de paix devra impérativement comprendre des garanties de la part des pays occidentaux à l’effet qu’ils protégeront l’Ukraine si jamais la Russie ne remplit pas ses obligations.

Car personne dans le pays ne fait confiance à Poutine pour respecter un quelconque accord de paix. «Peut-être obtiendrons-nous un cessez-le-feu, mais il l’utilisera pour rassembler ses réservistes [et attaquer de nouveau]», m’écrit Andriy Shashko, un accordéoniste qui a fui les bombardements à Kharkiv et dont la femme et les enfants sont réfugiés en France. «La seule façon d’en finir avec cette guerre, c’est par une victoire de l’Ukraine.»

«Si nous concédons la Crimée et le Donbass aujourd’hui [comme le demande la Russie], alors peut-être que nous obtiendrons la paix demain. Mais personne ne pourra garantir que le lendemain l’ennemi ne recommencera pas à bombarder nos villes et à tuer notre population civile», dit pour sa part Andrii Petchatkine, un chanteur de black metal originaire de Kherson, une ville actuellement sous occupation russe.

«Je comprends que pour sauver des vies nous devons nous entendre, mais nous ne pouvons pas accepter la capitulation», me confie pour sa part Dmitry Steblovsky, actuellement déployé en tant que militaire à la frontière moldave. «Je suis contre la paix à tout prix, parce que tant que la Russie existera, nous ne serons jamais tranquilles.»