Chronique|

La vie selon E.T.

J’ai rencontré Eugène Tassé à maintes reprises au cours des 30 dernières années. Et chaque fois qu’il m’apercevait, il se dirigeait droit vers moi, souriant, la main tendue et toujours heureux de me revoir. Il était comme ça avec tout le monde. Il aimait les gens. Profondément. Ses yeux en brillaient.

CHRONIQUE / «Regarde Jean-Michel. C’est ici qu’habite E.T. l’Extra-Terrestre».


Mon fils savait bien que je blaguais. De son siège pour enfant sur la banquette arrière de la voiture, il voyait, dans le rétroviseur, mes yeux sourire. Mais il se demandait bien qui habitait cette luxueuse maison riveraine entourée d’une imposante clôture aux portes de fer forgé en forme des initiales «E.T.».

«C’est qui E.T., Papa?», me demandait-il en passant devant cette résidence de Gatineau.



— C’est Monsieur Eugène Tassé.

— C’est qui Eugène Tassé?

— C’est un gentil monsieur riche.

— C’est quoi un monsieur riche?.



C’est quoi un monsieur riche? Une grande question existentielle celle-là, comme seul un enfant peut poser.

La réponse courte: Eugène Tassé.

«Denis! Il faut que je te parle de quelque chose! Il faut que t’écrives là-dessus».

Et chaque fois il me disait d’entrée de jeu: «Denis! Il faut que je te parle de quelque chose ! Il faut que t’écrives là-dessus».

Il ne voulait pas parler de lui ou que j’écrive sur lui. Il ne voulait pas parler de ses succès en affaires ou de sa fortune. Il ne voulait pas «flasher», comme on dit à Vanier.

Il voulait parler des autres. Souvent c’était de «sa» Saint-Vincent-de-Paul de Hull qu’il a fondée en 1965 sur la rue Eddy et qu’il a présidée pendant des décennies, presque jusqu’à son décès.



«Il faut que tu ailles rencontrer les employés de la Saint-Vincent-de-Paul et leur parler, ils font du si bon travail, me disait-il de son air convaincant. Ça te ferait un beau reportage ça.»

Je l’ai fait une fois. Je suis allé visiter les employés de ce comptoir de la rue Eddy. C’est vrai qu’ils faisaient du bon travail. Mais eux n’avaient que de bons mots pour… Eugène Tassé.

«Il est un grand homme, m’avait dit Yvette Gaudreau, une dame qui comptait plus de 40 années de bénévolat à ce comptoir de la SVP. Si la population savait tout ce que cet homme a fait pour notre Société, elle serait renversée», avait-elle ajouté.

M. Tassé n’avait pas trop aimé ce reportage. On avait trop parlé de lui…

Je me souviens que j’ai dû lui tordre le bras pour qu’il accepte de se confier dans le cadre des «Grandes entrevues du samedi». «Je n’aime pas ça parler de moi Denis, m’avait-il répondu en grimaçant. Par contre, si tu vas visiter la Maison d’Accueil Mutchmore (dont il a été membre fondateur), les employées là-bas auront de belles histoires à te raconter. Ça te fera un beau reportage ça.»

Il a finalement accepté de se confier un samedi. Un peu.

Il m’a raconté son enfance à Bourget, dans l’Est ontarien. Il était fier de son sang franco-ontarien. Il s’est souvenu comment il a débuté en affaires à l’âge de 20 ans en achetant un dépanneur situé à l’angle des rues Fortier et Bourque, à Hull. Quelques années plus tard, il comptait 15 épiceries à Hull, Ottawa, Gatineau et Thurso, tout en étant propriétaire de 950 logements et de six centres commerciaux en Outaouais.

Il m’avait expliqué que c’était sa foi inébranlable en Dieu qui le guidait. Et il avait ajouté: «C’est en m’associant à la Saint-Vincent-de-Paul dans ma jeunesse que j’ai compris qu’il ne faut pas juger autrui, mais qu’il faut aider les démunis et redonner un peu à la société ce qu’elle nous a donné».



En moins de 15 minutes, le vieux renard avait réussi à détourner la conversation vers «sa» Saint-Vincent-de-Paul. Il avait assez parlé de lui. C’était le temps de penser aux autres.

Et pour le reste de l’entrevue, il m’avait parlé de la SOPAR (la Société de partage) et du programme de microentreprises en Inde qu’il avait mis sur pied par des dons annuels de 100 000$ afin d’aider les femmes de la région pauvre d’Andhra Pradesh à se lancer en affaires.

«Ce programme a permis à des milliers de femmes de se prendre en main et de prendre leur place dans la société, avait-il fièrement dit. Tu devrais écrire là-dessus. Ça te ferait un beau reportage ça», avait-il évidemment ajouté.

Eugène Tassé a quitté ce monde dimanche dernier à l’âge de 96 ans. On se souviendra d’un homme brillant, intègre, honnête et généreux qui a donné à d’innombrables causes et organismes tout au long de sa vie. D’un homme au sourire espiègle qui aimait sincèrement les gens. D’un homme qui aimait profondément la vie.

Une citation de lui me revient.

«Avec beaucoup d’argent, avait-il dit, tu peux faire beaucoup de bien. Mais tu peux faire beaucoup de mal aussi. Moi, j’ai choisi de faire du bien».

«C’est qui E.T., Papa?

— C’est Monsieur Eugène Tassé, Jean-Michel.

— C’est qui Eugène Tassé?

— C’est un gentil monsieur riche.

— C’est quoi un monsieur riche?

— C’est un monsieur qui aime faire du bien autour de lui.

Considéré comme un monument dans le milieu entrepreneurial en Outaouais, M. Tassé a fondé, en 1946, l’entreprise de location résidentielle Immeubles E. Tassé ltée. qui gère aujourd’hui un parc immobilier résidentiel et commercial de plus de 1000 unités à Gatineau. L’entreprise est aussi derrière la construction de huit centres commerciaux.

En plus de ses innombrables réalisations au niveau professionnel, l’homme d’affaires a marqué le paysage régional communautaire en créant le comptoir St-Vincent de Paul, dans le secteur Hull, de même que l’accueil Ozanam. En 2019, il avait notamment offert un don d’un million de dollars au Carrefour jeunesse emploi de l’Outaouais.

Récipiendaire d’un doctorat honorifique de l’École de gestion Telfer de l’Université d’Ottawa, de l’Ordre de Gatineau et de la Médaille de l’Assemblée nationale, M. Tassé, qui s’était lancé en affaires à l’âge de 20 ans, a été décoré à de multiples reprises pour ses accomplissements au fil de sa carrière.

«Son esprit et sa mission vont être encore là»

Le natif de Bourget, dans l’Est ontarien, avait annoncé sa retraite en octobre dernier, à l’âge de 95 ans. Il était atteint de la maladie d’Alzheimer. Il a été admis à l’hôpital dimanche, en début de soirée, a indiqué son fils, Denis Tassé, au Droit. Il est décédé quelques heures après.

Denis Tassé, qui a été conseiller municipal de Gatineau pendant 12 ans et qui occupe aujourd’hui le siège de maire de Montpellier, dans la Petite-Nation, estime que son père a toujours été un modèle pour les jeunes et la communauté. 

Denis Tassé, ex-conseiller municipal de Gatineau et aujourd’hui maire de Montpellier, dans la Petite-Nation, estime que son père a toujours été un modèle pour les jeunes et la communauté.  

«C’est un homme qui a donné énormément à la communauté d’affaires, a-t-il confié. Il croyait énormément à l’autonomie. C’est quelque chose qu’il a montré à beaucoup de personnes, ses enfants, ses petits-enfants, et il s’est beaucoup impliqué dans le milieu communautaire. Il s’est même impliqué outre-mer au niveau des micro-entreprises. C’est un homme d’une droiture et d’une discipline extraordinaire qui voulait montrer aux jeunes à devenir libre financièrement le plus tôt possible dans la vie.»

Denis Tassé assure que l’héritage de bienfaisance de son père va perdurer, même si celui-ci est maintenant décédé. Une fondation à son nom pourrait même être créée, a laissé entendre le premier magistrat de Montpellier.

Les gens vont en entendre encore parler, soyez sans crainte. Son corps est parti, mais son esprit et sa mission vont être encore là. C’est une personne qui a voulu aider la communauté et il va continuer à le faire, même s’il n’est plus ici physiquement.

La perte d’un «grand» pour Gatineau

Plusieurs personnes ont tenu à rendre hommage, lundi, à l’homme connu aux quatre coins de l’Outaouais. 

Sur la scène politique, la mairesse de Gatineau, France Bélisle, a réagi en affirmant que la ville «perdait un grand».

France Bélisle, mairesse de Gatineau

«Eugène Tassé, récipiendaire de l’Ordre de Gatineau en 2010, a été 75 années en affaires, une sommité entrepreneuriale régionale et fondateur d’une entreprise de location résidentielle prospère. Son nom résonnera encore longtemps à Gatineau. Il a été très présent pour sa communauté et la relève également. Infatigable, il avait pris sa retraite l’an dernier à l’âge de 95 ans. Merci pour ce dévouement, M. Tassé. En mon nom et celui des membres du conseil municipal, nos plus sincères condoléances à la famille», a-t-elle indiqué.

Le député de Papineau et ministre de la Famille du Québec, Mathieu Lacombe, a également décrit M. Tassé, par l'entremise de son compte Twitter, comme «un grand homme qui a contribué à bâtir Gatineau, dans tous les sens du terme. Un homme engagé dans la communauté, aussi.»

Le député fédéral de la circonscription de Gatineau, Steven Mackinnon, a réagi au décès de M. Tassé en partageant un gazouillis sur Twitter.

«Entrepreneur, philanthrope, bâtisseur: Eugène Tassé avait un acharnement et une éthique de travail sans égal. Je pense à sa famille, ses collègues et ses amis», a écrit M. MacKinnon.

«Un grand bâtisseur de la région»

La communauté d’affaires a aussi salué le parcours et la grande carrière de ce pilier de l’immobilier en Outaouais.

Par le biais d’une déclaration publiée sur Facebook, la Chambre de commerce de Gatineau a décrit Eugène Tassé comme étant un «grand bâtisseur de la région.

«La CCG salue un grand bâtisseur de la région, un homme de famille et de conviction, qui a soutenu de nombreuses causes philanthropiques et qui laissera le souvenir d’un travailleur infatigable. Grand citoyen de notre ville, décoré de l’Ordre de Gatineau, Eugène Tassé a construit un empire tout en demeurant un homme simple. Nos sincères sympathies à toute la famille », a souligné le directeur général de la CCG, Stefan Psenak.

Le président de Brigil, Gilles Dejardins, s’est dit attristé par la nouvelle et a déclaré qu’un «grand pan de l’histoire de l’Outaouais» venait de s’éteindre.

«J’ai connu M. Tassé quand j’étais très jeune, et j’ai tout de suite été impressionné par son imposante présence. Sa créativité et sa vision m’ont beaucoup inspiré lorsque je me suis moi-même lancé en affaires, en 1985. J’ai toujours suivi son parcours avec intérêt, et je lui suis reconnaissant de m’avoir permis de réaliser le projet du Domaine du Vieux-Port grâce à l’échange d’un terrain», a confié M. Desjardins, par voie de communiqué.