Conséquence, quand on y ajoute l'intensité des bouchons de circulation causés par la manifestation des camionneurs: plusieurs d'entre eux sont arrivés avec beaucoup de retard en classe et un plan B a dû être déployé pour la surveillance des élèves.
«C'est frustrant. On s'est fait revirer de bord sur un moyen temps, même avec une lettre. Ça n'a ni queue, ni tête, c'est ridicule. Il y a clairement eu un manque de communication. [...] Quand il y a une menace de grève, quand c'est le temps d'enseigner, on dit que les profs sont des travailleurs essentiels, alors on devrait l'être pour traverser un pont. Il y a deux poids, deux mesures. C'est un non-sens. Un retard pour un enseignant, ça peut mettre la sécurité des élèves en danger», dénonce d'emblée une enseignante du Conseil des écoles publiques de l'Est de l'Ontario (CEPEO) à qui il a fallu quatre heures et demi pour se rendre au boulot mardi. La veille, elle a mis 2h15 pour faire le trajet qui, en temps normal, dure de 40 à 45 minutes.
Coincée dans la congestion routière monstre pour accéder au pont Champlain via les boulevards Saint-Raymond et Alexandre-Taché, l'enseignante qui a préféré taire son nom avait pris soin de quitter la maison peu après 6h a entendu sur les ondes de la radio qu'on autorisait le passage des autobus et des travailleurs essentiels sur le pont des Chaudières, bloqué par des policiers de Gatineau en direction d'Ottawa. Elle a donc changé de trajectoire.
On joue au ping-pong. Les policiers disaient que les directives changeaient constamment. Personne ne sait sur quel pied danser. Si nous ne sommes pas essentiels, pourquoi garder les écoles ouvertes?
Or, à son arrivée à proximité du pont, un agent du Service de police de la Ville de Gatineau (SPVG) à qui elle a présenté le document préparé par son employeur lui a refusé le passage. D'autres de ses collègues ont subi le même sort.
«On joue au ping-pong. Les policiers disaient que les directives changeaient constamment. Personne ne sait sur quel pied danser. Si nous ne sommes pas essentiels, pourquoi garder les écoles ouvertes? À mon école seulement, 12 enseignants sont arrivés en retard. Ç'a créé un chaos et des collègues ont dû s'occuper de deux salles pendant un certain temps. Pendant ce temps, mes élèves ne sont pas en situation d'apprentissage», dit-elle.
Imprévisible
L'enseignante précise que même une meilleure planification du temps ne l'emporte pas sur la forte imprévisibilité de la situation qui prévaut dans la région.
«Dès mon lever, j'ai regardé le trafic et c'était déjà rouge sur les ponts alors que l'autoroute était déjà orange. Pour arriver à temps, il aurait fallu que je parte à 5h15. Sauf que je suis aussi maman, j'ai des enfants. Les garderies n'ouvrent pas à cette heure-là», lance-t-elle.
Selon nos informations, dès le début de la semaine, des conseils scolaires auraient eu des discussions à ce sujet avec les autorités policières à Ottawa, considérant le fait que plusieurs de leurs employés résident en Outaouais, mais le SPVG affirme que ses agents sur le terrain appliquaient simplement les consignes qui leur avaient été fournies.
«La situation est très complexe et évolue souvent de minute en minute, les policiers s’ajustent en fonction des consignes lorsque celles-ci sont approuvées et transmises. Les policiers avaient reçu la consigne de laisser passer les autobus, les travailleurs de la santé, les travailleurs des services d’urgence (policiers, pompiers et paramédicaux), les employés de la Chambre des communes, ainsi que ceux d’infrastructures critiques. Malheureusement, les enseignants n’étaient pas compris dans la liste de travailleurs essentiels que nous avons reçue pour l’utilisation du Pont des Chaudières», explique la porte-parole Andrée East.
Il n'a pas été possible de joindre le Service de police d'Ottawa (SPO) pour des commentaires sur cette situation.
«Dévalorisant»
Stupéfaite, l'enseignante a donc dû rebrousser chemin et revenir sur ses pas pour emprunter le pont Champlain, cinq kilomètres plus loin.
Si elle concède que la circulation pouvait être dense de part et d'autre de la rivière, elle affirme que le nœud du problème est le message qu'envoie la décision de ne pas avoir jugé essentiel le métier d'enseignant.
«C'est super dévalorisant pour la profession. Les personnes qui ont décidé ça n'ont pas réalisé l'impact que peut avoir (un retard) sur les élèves et aussi sur la santé mentale des profs, qui ne tient déjà qu'à un fil. C'est un stress énorme de savoir que tu ne peux arriver à temps quand 20 élèves t'attendent, on a leur réussite à coeur. Je suis déjà stressée pour demain. Pour ajouter une cerise sur le sundae, on est en pleine période de remise des bulletins, et à travers tout ça il y a l'adaptation entre le mode synchrone, asynchrone, le présentiel, le virtuel. On a l'impression d'être dans un bateau qui coule et dans lequel on rajoute des briques constamment. Là, on a besoin de se faire lancer une bouée», déplore-t-elle.
À son avis, de manière temporaire, «le temps que les ponts rouvrent ou que le gouvernement agisse (au sujet de la situation à Ottawa)», il aurait été préférable d'opter pour l'apprentissage virtuel dans les écoles de la capitale fédérale.
Une autre enseignante qui a interpellé Le Droit dit avoir elle aussi mis quatre heures pour se rendre au travail mardi. Un concierge, d'autres membres du personnel et quelques enseignants ont été contraints d'accueillir tous les élèves car une majorité de collègues et elle-même sont arrivés passablement en retard.
«C'est désespérant comme situation et c'était très tendu sur les routes. Tout le monde se coupait, il y en a même qui pleuraient. C'est sans compter que le taux d'absentéisme est déjà élevé dans les écoles», a-t-elle mentionné.
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Réactions
Après avoir dit plus tôt mardi que le trafic causé par la manifestation était «intolérable», le député de Gatineau, Steven MacKinnon, s'est moins immiscé dans ce dossier.
«Évidemment, les enseignants sont essentiels, c’est certain. Cela dit, je ne veux pas que mon jugement vienne en substitut aux autorités policières, aux agents de sécurité qui doivent composer avec une situation assez unique et ont les mains pleines. Mais il est clair que nous devons éviter, à l’avenir, de porter ces jugements-là sur qui est ou pas essentiel. Notre région doit être fluide côté circulation. Notre région voit des travailleurs traverser entre les deux rives parfois à maintes reprises dans une journée et nous voyons l’impact que ça peut avoir dans le quotidien de bien du monde. C’est pour ça que dans l’immédiat, il faut absolument que prenne fin la circonstance que l'on vit, et à plus long terme qu’on prévoit beaucoup plus d’options en matière de transport interprovincial», a-t-il spécifié.
L'Association des enseignantes et des enseignants franco-ontariens (AEFO) affirme être au courant que la situation actuelle pose problème pour de nombreux membres.
«Nous sommes très conscients de l’impact que cette situation extraordinaire peut avoir sur les membres de l’AEFO qui habitent au Québec et qui travaillent en Ontario. Dans de telles circonstances, nos actions visent essentiellement à nous assurer que leurs droits sont respectés par les employeurs. Nous espérons que les autorités mettront rapidement en œuvre des moyens efficaces pour faciliter le déplacement entre les deux provinces», précise-t-on.
Le CEPEO et le Conseil des écoles catholiques du Centre-Est (CECCE) n'avaient pas réagi au moment d'écrire ces lignes, mais le CECCE confirme que des attestations de l'employeur avaient été fournies à son personnel.
Avec Ani-Rose Deschatelets, Le Droit