Je ne savais pas quoi exactement, mais je me souviens d’avoir eu très peur. Le lendemain, à l’école on en a parlé en classe, mais les détails des discussions m’échappent. Je me souviens par contre de l’ambiance d’incompréhension et de grande tristesse qui y régnait. Ce n’est que plusieurs années plus tard que j’ai compris l’ampleur de ce qui s’était passé cette journée-là. Je suivais un cours à l’époque sur la psychologie de la mort où l’on a abordé le sujet des 14 femmes assassinées. C’était aussi le 10e anniversaire de la tuerie. C’est là que j’ai vraiment compris pourquoi elles avaient été tuées et les impacts que ces morts ont eus sur la société québécoise.
Je me souviens que c’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à envoyer un message de commémoration à mon entourage à chaque 6 décembre; d’abord par courriel et ensuite via les réseaux sociaux. Chaque année, sans faute, je pense à ces jeunes femmes, la très grande majorité des étudiantes en génie, tuées à l’université par un homme qui avait clairement expliqué le pourquoi de son geste avant de le poser. Une explication que l’on a tu pendant longtemps pour la remplacer par une autre, plus facile à accepter, celle d’un tueur fou. La folie rassure dans ce contexte. Cela a pris 30 ans pour que l’on accepte que la tuerie fût un attentat antiféministe. Trente ans, mais on y est arrivé.
Je me souviens d’avoir écouté des reportages datant de cette soirée-là dans les archives de Radio-Canada. Et d’avoir pleuré, beaucoup pleuré. J’ai aussi ragé. Je voulais voir et tenter de comprendre ce qui s’était passé. Même si je sais pourquoi il l’a fait, je ne comprends toujours pas. Vous savez, il est très difficile d’accepter que l’on puisse être tuée parce qu’on est une femme, même si on sait que c’est vrai, même si on sait viscéralement qu’on est à risque par le fait même d’exister; en 1989 comme en 2021. La différence est qu’on est maintenant capable de mettre les mots justes sur ces gestes répréhensibles et qu’on les dénonce plus souvent. Le terme féminicide n’a fait que récemment son apparition dans nos médias...
Je me souviens qu’un jour j’ai réalisé que j’avais dépassé l’âge des jeunes femmes tuées à la Polytechnique. J’avais fini mes études, j’étais sur le marché du travail tandis qu’elles n’ont jamais eu la chance de vivre les suites de ce que la vie aurait pu leur réserver. Je pense à cela, mais je pense aussi aux femmes qui sont restées à la Polytechnique et celles qui ont suivi, et celles qui sont devenues ingénieures, comme mon amie Anne-Marie, et je suis profondément émue. Parce que malgré la tentative de les arrêter en les tuant, les femmes ont continué à persévérer et avancer malgré la peur qui peut nous habiter. Cela m’émeut et me donne beaucoup d’espoir.
Je me souviendrai toujours des noms de ces 14 jeunes femmes tuées le 6 décembre 1989. Je porte en moi la peur, l’impuissance, la colère et la tristesse profonde causées par leurs décès. Je porte aussi l’espoir de ce qu’elles auraient pu devenir; je le vis et je le vois autour de moi chez les femmes qui m’entourent et que j’aime.
Je me souviens.
Geneviève Bergeron (21 ans)
Hélène Colgan (23 ans)
Nathalie Croteau (23 ans)
Barbara Daigneault (22 ans)
Anne-Marie Edward (21 ans)
Maud Haviernick (29 ans)
Barbara Klucznik-Widajewicz
(31 ans)
Maryse Laganière (25 ans)
Maryse Leclair (23 ans)
Anne-Marie Lemay (22 ans)
Sonia Pelletier (28 ans)
Michèle Richard (21 ans)
Annie St-Arneault (23 ans)
Annie Turcotte (20 ans)
OUTILS
SOS violence conjugale :
Numéro sans frais : 1-800-363-9010 (services bilingues disponibles)
Texto : 438-601-1211
Clavardage : https://www.resourceconnect.com/sosvc/chat
Courriel : sos@sosviolenceconjugale.ca
Ligne ressource provinciale pour les victimes d’agression sexuelle (sera prochainement nommée Info-aide violence sexuelle) :
Ligne locale : (514) 933-9007 (Montréal) (services bilingues disponibles)
Ligne sans frais : 1-888-933-9007
Liste des CALACS (pour les victimes d’agressions à caractère sexuel : 1-877-717-5252
Liste des CAVAC (pour victimes ou témoins de crimes) : 1-866-LE CAVAC
Si vous ou l’un de vos proches est suicidaire : 1-866-APPELLE; www.suicide.ca