Cela fait déjà un moment qu’il faut planifier les achats de Noël. C’est vrai qu’avec la pénurie de main-d’oeuvre qui a eu des répercussions jusqu’à l’approvisionnement des jouets d’enfants, on doit bouger une case d’avance sur notre échiquier si on veut être prêt pour le réveillon. On le ressent, les gens ont besoin de célébrer en grand cette année. Bientôt, ce sera la fin de 2021… qui ne reviendra plus.
C’est fascinant de constater qu’on avance toujours dans le temps, tout en revivant les mêmes ponctuations sur cette ligne continue. Chaque année, l’hiver cède sa place au printemps. On célèbre Pâques, puis la Fête nationale. L’été coule ses beaux jours toujours trop rapidement et hop, c’est déjà l’Halloween. Et avant qu’on soit réellement prêt, l’hiver revient et nous revoilà à penser aux vacances de Noël.
L’illusion de tourner en rond, mais en fonçant droit devant.
C’est dans ces moments de lucidité que j’essaie de me rappeler à quel point il est important de ralentir un peu, juste assez pour avoir le temps d’apprécier le paysage et pour se coller auprès de notre petit monde. Parce que c’est ça qui est important, c’est exactement ce qui nous manque cruellement quand on ne peut plus l’avoir.
Aux soins intensifs, luttant pour ma vie, je traversais les secondes au ralenti. La cadence donnée par le respirateur artificiel marquait le temps comme un métronome. Chaque petite minute me paraissait des heures. J’ai été un long moment dans une chambre où je ne pouvais voir l’heure. Je me sentais déboussolée. J’ai cru qu’un repère serait profitable pour passer le temps. Je m’étais trompée. Je me souviens d’avoir broyé encore plus de noir à regarder une trotteuse avancer à pas de tortue alors qu’une horloge avait été installée face à mon lit.
Je m’ennuyais tant de ma vie! Ma vie à l’extérieur des murs de l’hôpital. J’avais le sentiment que ma ligne du temps s’était dédoublée et que j’étais contrainte de vivre l’embranchement le plus douloureux qu’il était possible d’endurer. Six semaines se sont écoulées avant qu’on ampute mes membres nécrosés par le choc septique.
Une éternité à attendre que mon corps puisse supporter les opérations. Reste que le temps a ses bienfaits. Ça m’a permis de faire tous mes deuils. J’ai suffisamment pleuré mes dix doigts et mes dix orteils. Je pense que cet exorcisme de larmes a contribué à ce que j’accepte plus rapidement l’issue du combat.
Le cycle des quatre saisons a fait son tour. J’étais enfin de retour chez moi, équipée de mes nouveaux morceaux de robot. À l’instant où j’ai mis les pieds à la maison, le compte à rebours de l’usure du temps sur mes équipements venait de s’enclencher.
Avec deux prothèses de mains, deux pinces, deux demi-jambes artificielles, un fauteuil électrique, un bidet, un monte-charge et un siège de voiture adapté, il y a pratiquement toujours quelque chose qui brise! Il arrive que mon fauteuil roulant se mette à grincer si fort que j’ai l’impression d’être une vieille bagnole! Au début de cette nouvelle vie où le matériel est omniprésent, j’ai dû apprendre à gérer mes émotions face aux pannes de toutes sortes.
Parfois, c’est un accident, comme se casser un pouce après une chute. Mais les problèmes rencontrés sont plus souvent de l’ordre du temps et plus j’utilise mes aides techniques, plus vite elles prennent de l’âge.
J’avoue que j’ai l’avantage de pouvoir remplacer les pièces de mes prothèses, sans chirurgie ni douleur. Mais je préférerais de loin voir la peau de mes mains vieillir plutôt que devoir changer le revêtement de mes prothèses quelques fois par année. J’aimerais mieux éloigner le médecin juste en mangeant une pomme par jour au lieu de me retrouver « au garage » aussi fréquemment. Parce que même si je peux repartir avec des composantes neuves au bout de mes quatre moignons, tout le reste de mon corps s’use prématurément.
Lorsqu’on perd l’un de ses membres, peu importe lequel, on doit nécessairement compenser avec les autres pour s’adapter. Moi qui ai perdu mes quatre membres, ce sont les muscles de mon conjoint qui contrebalancent le déséquilibre. Celui qui m’aide par amour hypothèque son propre véhicule corporel.
Les blessures s’accumulent et guérir exige plus de temps. Pour ma part, ce sont mes épaules, mes coudes et mes hanches qui travaillent davantage et s’abîment plus vite que si la bactérie avait continué son chemin au lieu de faire intrusion dans ma chair et mon sang. Tout dernièrement, ma pression artérielle m’a fait savoir que mon coeur vieillissait avant son temps. L’hypertension est un héritage familial et j’avale maintenant deux petites pilules chaque matin pour la contrôler.
Le temps qui s’écoule laisse ses marques.
Il est d’autant plus crucial de savourer le moment présent. Se retrouver en famille, avec des amis et profiter des bienfaits de la nature. C’est tout ce qui importe vraiment. Noël arrivera le 25 décembre à l’instar de chaque année. Comme toujours, une nouvelle année suivra. Et on se remettra à courir après notre temps.
Car le temps, ça ne s’invente pas… à moins que l’on ferme les commerces le dimanche comme dans le bon vieux temps?