Profilage racial: Gatineau et deux policiers devront verser 18 000$ à un citoyen

La Ville de Gatineau et deux de ses policiers devront verser des sommes totalisant 18 000$ à un citoyen ayant été victime de profilage racial, vient de trancher le Tribunal des droits de la personne dans une décision particulièrement lapidaire.


Le dossier remonte au 27 décembre 2013, jour où un homme a été interpellé par un sergent du Service de police de la Ville de Gatineau (SPVG) à la suite d’un appel pour violence conjugale dans le Mont-Bleu. Exception faite de la couleur de la peau et de la grandeur, la description du suspect recherché ne correspondait toutefois pas à celle de l’homme intercepté.

La victime dans le dossier de violence conjugale avait décrit son conjoint – le suspect à chercher – comme un homme noir de six pieds et un pouce ayant les cheveux longs et attachés, portant un manteau noir et des pantalons gris.

Le plaignant, de son côté, se trouvait à l’extérieur d’un dépanneur, à environ 500 mètres des lieux d’où la victime a appelé. Il portait «un manteau tricoté à grosses rayures noires et gris très clair avec fermeture éclair» dont le capuchon était relevé sur sa tête et avait les cheveux rasés.

Le premier policier à apercevoir le citoyen et à l’interpeller est le sergent Éric Bélanger. Un collègue, l’agent Jason Bruneau, arrivera quelques minutes plus tard. Aux yeux des policiers, l’homme a l’attitude d’une personne «coupable», relate une récente décision du Tribunal des droits de la personne.

«La victime a été interpellée non pas parce qu'elle correspond à la description d'un suspect recherché ce jour-là, mais parce qu'elle est la première personne à la peau noire aperçue par les policiers alors qu'ils se rendent vers le lieu d'un crime, a souligné dans un communiqué la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, qui poursuivait au nom du citoyen. De plus, l'intervention policière s'est avérée beaucoup plus intensive et s'est prolongée du simple fait que la victime est un homme noir.»

Fouille abusive

L’homme a protesté lors de l’intervention. «Lorsqu’il proteste, [il] ne cause pas le trouble: il fait valoir ses droits garantis par la Charte de ne pas être interpellé, détenu, fouillé et arrêté sans motif, tente de faire cesser l’atteinte à ses droits, et d’éviter une agression physique dont il sait pouvoir être la victime du seul fait de sa couleur de peau», précise la décision de la juge Magali Lewis.

Dans sa décision rendue la semaine dernière, la juge statue que «l’hypothèse sur laquelle les policiers prétendent s’être appuyés pour intervenir auprès [du citoyen] était non fondée - la description du suspect recherché n’était pas erronée».

«Force est de constater qu’ils ont, en plus d’écarter le deuxième élément le plus distinctif de la description après la couleur de sa peau qu’était la longueur des cheveux du suspect, donné une importance démesurée à l’élément descriptif somme toute anodin quant au fait que le suspect portait des vêtements de couleur foncée, et “élargi” la signification du mot manteau pour y inclure un coton ouaté à capuche, poursuit la juge. En d’autres termes, ils ont adapté la description du suspect pour qu’elle corresponde [au plaignant]. […] Ignorer [les cheveux], c’est faire fi des caractéristiques physiques des personnes aux cheveux crépus pour s’autoriser à faire flèche de tout bois.»

L’homme a donc été sommé de s’identifier, a été menotté et a subi deux fouilles, la victime ayant mentionné que son conjoint avait un couteau en sa possession.

«La deuxième fouille était donc non justifiée et abusive, et s’inscrivait dans les statistiques qui révèlent que les personnes racisées sont plus souvent sujettes à des fouilles inutiles que les personnes non racisées, a toutefois déterminé la juge Lewis. Les policiers n’expliquent pas pourquoi ils font une deuxième fouille de [l’homme], puisqu’il a déjà donné une pièce d’identité, qu’ils n’en cherchent pas une autre dans ses poches pour l’identifier, qu’ils ont déjà conclu qu’il n’est pas le suspect qu’ils cherchent.»

À la suite de cet incident, le citoyen avait contesté un constat qui lui avait été remis pour avoir «troublé l’ordre public» et a été acquitté en 2014.

Inquiets pour leur réputation

La juge note par ailleurs que dans le cadre des démarches entreprises auprès de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, les policiers se sont surtout montrés préoccupés par leur carrière.

«Pour les défendeurs, le recours de la Commission est une épée de Damoclès au-dessus de leur “réputation”, lit-on dans la décision. En cela, les défendeurs ne font pas exception à une tendance que l’on observe. Pour eux, pire que le fait d’être traité comme un criminel sans raison objective, du seul fait de sa couleur de peau, d’être arrêté, menotté, fiché et d’avoir à subir un procès pour être acquitté d’une infraction pénale non fondée, et pire que toute l’angoisse et l’humiliation associées aux événements qui apparaissent à l’énumération qui précède, est le fait d’être soupçonné d’avoir traité un individu injustement en lien avec sa couleur de peau ou ses origines, pour des motifs inconscients. Ils associent ce constat au fait d’être traités de racistes, l’insulte suprême s’il en est une.»

La décision souligne aussi «la nonchalance des défendeurs» dans ce dossier. «Ils n’ont jamais pris la dénonciation de [l’homme] au sérieux, n’ont jamais remis en question ou vu comme étant problématique le fait d’avoir arrêté un homme noir à la tête rasée plutôt qu’un homme aux cheveux longs attachés, et d’avoir interprété le comportement [du citoyen] comme une confirmation qu’il était le suspect qu’ils recherchaient alors qu’ils se trompaient, écrit la juge. […] Les défendeurs n’ont donc jamais pris la mesure de l’humiliation qu’ils ont fait subir à [monsieur] et refusent catégoriquement quelque responsabilité à ce chapitre. Ils ne jugent même pas la situation suffisamment sérieuse pour mériter d’assister à toute l’audience, après avoir systématiquement refusé de présenter des excuses à [monsieur]. Il est clairement apparu au Tribunal que leur seul souci était en lien avec les conséquences que le jugement pourrait avoir sur “leur réputation” À aucun moment l’idée qu’une remise en question de leurs façons de faire puisse rendre un peu de la dignité perdue par les communautés racisées du fait de leurs différences culturelles et raciales, ne leur a effleuré l’esprit. Sous aucun prétexte envisagent-ils la possibilité d’admettre qu’ils aient pu se tromper. Reconnaître que [monsieur] ait vécu la situation comme une agression et s’en excuser est pour eux inconcevable.»

Déontologie policière

La magistrate critique aussi que le commissaire à la déontologie policière ait statué que les deux policiers concernés ont agi convenablement.

«Le Tribunal ne comprend pas la décision du commissaire à la déontologie policière, qui conclut que les policiers étaient justifiés de donner un constat d’infraction à [monsieur] pour avoir fait un esclandre en refusant d’écouter le sergent Bélanger, alors qu’il a été acquitté de l’infraction. Le commissaire n’explique pas dans sa décision pourquoi il écarte la version que [monsieur] donne des circonstances de l’intervention, alors que les policiers se sont prévalus de leur droit de ne pas participer à son enquête.»

Indemnités

La juge a condamné «les défendeurs solidairement» – les deux policiers et la Ville de Gatineau – à verser 15 000$ au plaignant à titre de dommages moraux.

À titre de dommages punitifs, elle a aussi condamné le sergent Éric Bélanger à lui verser 2000$, tandis que l’agent Jason Bruneau a été condamné à lui verser 1000$.

Recommandations

Le Tribunal des droits de la personne a aussi formulé deux recommandations dans sa décision de la semaine dernière. Il est recommandé que tous les membres du SPVG lisent un rapport intitulé «Les interpellations policières à la lumière des identités racisées des personnes interpellées», remis au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) en 2019, ou qu’à tout le moins une présentation de son contenu soit faite aux policiers.

Il est également «fortement» recommandé que la Ville de Gatineau et le SPVG «demandent à une équipe de chercheurs indépendants d’analyser les données de ses interpellations», ou qu’ils mettent en place les recommandations du rapport déposé au SPVM en 2019.

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