Mme Bastien a un groupe réduit. Cinq élèves en fait. Des « non verbaux ». Aucun d’eux ne parle en raison de déficiences ou d’autisme. Et il est parfois difficile de les atteindre lorsqu’ils se réfugient dans leur mystérieux monde intérieur.
Mais faites apparaître deux clowns au nez rouge sur l’écran déployé devant la classe — et c’est comme si un courant magnétique traversait la pièce. Le petit Isaac commence à se balancer frénétiquement sur sa chaise berçante. D’un bond, le grand Gabriel se lève pour trotter jusqu’au fond de la classe. Et Loriane, la charmante Loriane qui portait une jolie couronne de fleurs mauves, se met à rire dans son fauteuil roulant, ses mains graciles valsant devant son visage.
J’oubliais Anthony. Anthony est immobilisé dans un appareil orthopédique qui le maintient debout. Lever un bras lui demande un effort titanesque. Mais sourire ? Ah, sourire, il le fait généreusement. Et les deux clowns qui viennent d’apparaître à l’écran, avec leurs grimaces, leurs lunettes géantes, la fleur rouge à la boutonnière, lui donnent envie de sourire.
L’école Saint-Michel est la première incursion des clowns de Dr Clown à Gatineau. Habitués de faire rire « en personne » dans les CHSLD et les hôpitaux pédiatriques de la région de Montréal, ces artistes spécialement formés pour aider les enfants et les aînés ont dû s’adapter au contexte de la pandémie.
Les clowns ne se déplacent plus qu’en mode virtuel. Un mal pour un bien, souligne la directrice des opérations de la Fondation, Valérie Caron. « On ne peut plus aller dans les hôpitaux. Par contre, on peut aller n’importe où au Québec et au Canada en mode virtuel… »
Dans la classe de Mme Bastien, les enfants ont les yeux rivés à l’écran. Dans le coin gauche, la Dre Kitsch tient un tyrannosaure à l’allure féroce, aux dents bien aiguisées. « On ignore si le dinosaure est gentil ou méchant, dit la Dre Pecadille, dans le coin droit. Qui parmi vous aura le courage d’aller vérifier ? »
Je vous l’ai dit, personne ne parle dans la classe de Mme Bastien. Ils communiquent autrement. « Anthony, veux-tu y aller ? », demande Mme Bastien en lui présentant deux cartons. Et le petit gars de pointer le carton qui dit oui.
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« J’ai besoin de toi, Anthony, enchaîne la Dre Pecadille. J’ai peur que le dinosaure croque la joue de Kitsch. Peux-tu dire au dinosaure d’être gentil en bougeant tes doigts ? » Et Anthony de mouvoir ses mains. Le tyrannosaure se blottit contre la Dre Kitsch. « Anthony, tu as réussi à dompter le dinosaure ! », le félicite la Dre Pecadille.
Ces petits jeux en apparence anodins sont « arrangés », m’a expliqué Sylvie Bastien. Par des moyens détournés, les clowns font bouger les enfants, leur enseignent à vaincre l’anxiété ou la tristesse, à résoudre des conflits, à trouver des solutions… « La mission que j’ai donné aux clowns aujourd’hui, c’est de créer une réaction, de faire sortir mes élèves de leur bulle », me dit Mme Bastien.
Et ça marche.
Le petit Isaac se met à danser sur sa chanson préférée, un tube des années 1970 qui sonne pourtant très contemporain. Jugez par vous-mêmes : « Monsieur Bong, Bong vient de Hong Kong, il nous fait un beau cadeau : la grippe qui cogne. Chez nous, on l’a eu, on n’en veut plus… »
Sur l’écran, les deux clowns improvisent une chanson pour Loriane avec des bong, bong. Miracle, la petite se lève de sa chaise roulante pour danser. Non loin, Gabriel jette des regards furtifs à l’écran en souriant. « C’est le signe qu’il est présent à 100 %, qu’il apprécie ce qui se passe », me glisse Sylvie Bastien.
Pour finir, la Dre Pecadille donne une mission à Anthony : enregistrer un message pour son copain Loïc, absent cette journée-là. Pendant qu’Anthony enregistre, la clown entonne d’une fort jolie voix : « Loïc, Loïc, tu n’étais pas là, mais on t’envoie de gros bisous d’amour… »
Ça s’est terminé là-dessus.
Sylvie Bastien était satisfaite. « L’objectif est atteint, il y a eu beaucoup de réactions, ça a détendu tout le monde, enfants comme adultes… »
De fait, c’était un pur moment de rire et de bonheur.
En temps de pandémie, c’est précieux.