La pandémie révèle le retard technologique de la justice

Le palais de justice de Gatineau

La crise de la COVID-19 force l’entrée du système judiciaire québécois dans le XXIe siècle.


Déjà considéré comme étant archaïque par plusieurs intervenants du milieu, la justice doit « s’adapter à vitesse grand V », considère la bâtonnière de l’Outaouais, Me Nadine Dupuis.

Les comparutions par vidéo ont fait une entrée timide dans les salles d’audience au courant de la dernière décennie. Mais au palais de justice de Gatineau comme ailleurs dans la province, le papier est omniprésent, et on ne peut parler de véritable tribunal en ligne.

Le système peut — et doit — se moderniser à court terme dans certaines sphères de l’administration de la justice, selon Me Dupuis. « Ce n’est même pas possible, aujourd’hui, de faire des dépôts électroniques de documents pour nos procédures. Pour déposer des requêtes pour des rapports d’expert, par exemple, il faut aller au greffe. On ne peut pas le faire par voie électronique. Ça se fait à la cour fédérale, et il y a un projet pilote en Cour d’appel. Au provincial, ce n’est pas encore le cas. Ça nous prend un outil pour faire des dépôts électroniques, un outil numérique pour faire de la gestion d’instance de façon systématique. »

Éthique

« Le confinement lié à la pandémie est une belle occasion [de moderniser] et c’est essentiel de moderniser, observe Karen Eltis, professeure à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa. La technologie nous intimide. C’est un milieu traditionnel et le monde se numérise. Parfois, ça prend quelque chose pour nous inciter à moderniser. Sans crise, cette prise de conscience aurait pris beaucoup plus de temps. »

Le système judiciaire doit fonctionner malgré toutes les crises et les intempéries, plaident la bâtonnière de l’Outaouais et la professeure de droit. « La magistrature ne veut pas foncer dans la numérisation aveuglément, et cela se comprend, dit Mme Eltis. Un client et son avocat au téléphone, c’est une chose. Un procès en ligne, c’en est une autre. La plupart des avocats ne sont pas conscients des précautions de base. Des juges, dont certains ont un certain âge, ont honte de dire qu’ils ne sont pas prêts et “confortables” avec le monde numérique. Il faut imposer des formations sur le numérique. Ça doit faire partie de leurs formations en continu. »

Ce n’est même pas possible, aujourd’hui, de faire des dépôts électroniques de documents pour nos procédures.

La numérisation des activités judiciaires n’est pas une mince tâche. L’éthique et la sécurité liée aux documents et aux témoignages représentent un défi de taille dans une ère ou des pirates informatiques savent utiliser chaque faille du système dans un dessein criminel. « Il est évident que certaines audiences pourraient avoir lieu par visioconférence, explique Me Dupuis. Mais pas toutes. » Selon Karen Eltis, la pandémie force des avocats à suspendre certaines audiences fondamentales, comme en droit de la famille ou du logement. « On ne peut pas suspendre les droits et libertés indéfiniment. Car, on le sait maintenant, le confinement pourrait s’éterniser. »

Prudence

Karen Eltis croit que les systèmes de justice québécois et canadien ont besoin d’une révolution numérique. « Mais la technologie n’est toujours pas encadrée. On a affaire à des données tellement sensibles. C’est d’ailleurs ma plus grande crainte. D’un côté, oui, il faut continuer à moderniser. Cela fait partie de notre mission de rendre la justice plus accessible. Mais il faut encadrer les données. Les technologies ont avancé, mais le droit ne l’a pas encadré. La collecte de données n’est pas encore balisée. Les autorités publiques doivent faire appel à des plateformes privées, et c’est aussi un défi au chapitre de l’éthique et de la protection de la vie privée. »