La «poésie de contrebande» de Gilles Latour

Le poète d’Ottawa Gilles Latour a intitulé son plus récent recueil <em>Débris du sillage</em>.

Le poète d’Ottawa Gilles Latour a intitulé son plus récent recueil Débris du sillage.


Sillage, comme cette trace qu’on laisse derrière soi tout au long de notre vie, tel «un bateau qui traverse un plan d’eau».

«Il nous semble que le bateau avance lentement parce que la mer est vaste et l’horizon lointain», sourit ce grand voyageur aujourd’hui retraité, qu’une carrière au sein d’organismes humanitaires a conduit aux quatre coins de la planète.



Les Débris dont il est ici question sont ses fragments mémoriels – impressions, sensations, souvenirs réels, reconstruits ou purement fantasmés, qu’importe, car «les souvenirs sont souvent des choses inventées qui se font passer pour de la mémoire» – qu’il consigne soigneusement dans ses carnets, et qui lui servent de matériau pour façonner ses images poétiques.

«À l’approche des côtes ou d’un port, l’eau est plus trouble ; avec les remous, on voit toutes sortes de débris et de fragments qui remontent à la surface dans le sillage du bateau», poursuit-il métaphoriquement.

«Et ce ne sont pas toujours les choses les plus plaisantes à regarder», ajoute le poète, qui, pour L’Interligne, signait récemment son cinquième recueil.

Le troisième recueil de Gilles Latour, Mots qu’elle a faits terre (2015) fut finaliste au Prix Trillium et au Prix littéraires Le Droit, dans la catégorie poésie.



Débris du sillage se veut encore plus «foisonnant». «C’est une déferlante d’images qui se succèdent, se bousculent, s’interpénètrent. C’est fait pour susciter des étincelles, des flammèches chez le lecteur.» Gilles Latour y creuse les contrastes, voire les antagonismes, les plus surprenants

Découpé en trois parties très différentes tant dans leur ton que dans leur forme, son recueil explore tout d’abord d’étranges images lyriques; le bateau poétique jette ensuite l’ancre autour d’un îlot baigné d’humour et de surréalisme, avant de mettre cap vers des rivages plus philosophiques, le temps de quelques considérations poético-métaphysiques.

«La première partie est lyrique, en évoquant des thèmes plus classiques de la mythologie, mélangés aux souvenirs. La partie centrale est plus loufoque, foisonnante d’images en contradiction. Il y a de l’humour – noir, des fois; absurde, souvent – et beaucoup de choses ‘jouissives’», analyse le capitaine Latour.

«La troisième partie, heureusement pas la plus longue, [cherche l’équilibre] entre ces deux pôles. C’est une lecture plus calme, plus penchée sur la réflexion que sur la création de métaphores ou paradoxes destinés à «susciter une réaction» chez le lecteur.

À l’issue de ce processus de reconstructions de bribes mémorielles, l’auteur se plaît à penser que chacun de ses poèmes devient une sorte de «réponse» – sans doute «énigmatique» - aux «questions qu’[il] ne [s]’était pas posées». Comme si ses poèmes étaient devenus les «échos orphelins» de sensations fugaces et de «vécus qui auraient été eux-mêmes oubliés ou refoulés».

Héritier des dadaïstes

La poésie de Gilles Latour est dense, mais toujours ludique. Et «pleine de suprises».



«Contrairement à la fiction et du roman», qui exigent une logique narrative et structurelle, «la poésie, pour moi, est un jeu, pas un travail. Dès que je réalise que je suis en train de me forcer, alors j’arrête. Et j’attends de retrouver le goût [d’écrire]. C’est une passion... ou peut-être une addiction», rigole Gille Latour.

L’auteur avoue son faible pour ce qu’il appelle la «poésie de contrebande». «La poésie, c’est quelque chose qui se fait en dehors des règles. Une aire de liberté.»

L’art poétique, poursuit-il, s’exprime «en dehors du commerce des mots qui servent à communiquer de façon claire et logique». Dans leur cargo, les poètes «ramènent des choses qui n’ont pas reçu l’approbation des douaniers de la langue».

Il revendique d’ailleurs l’héritage des courants dadaïste et surréaliste, qui ont brisé certains moules littéraires en imposant ce grain de folie qu’on qualifie de «non-sens».

«Pour moi, le surréalisme est l’aboutissement du romantisme», courant littéraire caractérisé par «une vision du monde où la passion et le désir sont reconnues comme les forces agissantes de nos comportements», au même titre que la réflexion. Après que le romantisme eut réussi à «faire accepter le débordement d’émotion» comme moteur littéraire, le surréalisme su légitimer l’existence des «forces inconscientes qui déterminaient plusieurs aspects de nos comportements».

Savoir s’émerveiller

Si les pensées recueillies dans «Débris du sillage» peuvent sembler maussades, alors que l’auteur partage ses inquiétudes face au sort de la planète et celui des sociétés humaines, Gilles Latour refuse de laisser ses appréhensions dicter le cap de son navire poétique.

«Nous sommes des poussières de conscience, face au déroulement infini» du cosmos. «On est presque rien et en même temps, dans notre tête, on est le centre de l’univers. Il y a là-dedans une ironie» qui n’échappe pas à Gilles Latour lorsqu’il s’amuse à gratter le bobo de ses «angoisses existentielles».

Ses poèmes ne sont en aucun cas des signes de désenchantement, précise-t-il. Sauf si «le désenchantement implique l’enchantement» préalable. «Moi, la vie m’enchante. J’ai été privilégié, même si j’ai vu des choses épouvantables, dont des épidémies de choléra, dans mon travail» pour divers organismes humanitaires.



«Le désenchantement est très présent [dans ce recueil] mais il n’arrive pas à étouffer ou disperser l’enchantement de la vie, le merveilleux du quotidien.»

Par définition, «le poète est quelqu’un qui s’émerveille et qui tente de transmettre cet émerveillement, même s’il contient de l’effroi ou de l’anxiété». Il est celui qui sait conserver la «vision de l’enfant qui découvre le monde», qui s’étonne et se réjouit de sa beauté, même si, en élargissant ses perceptions sur ce qui l’entoure, il réalise aussi les proportions gigantesques et la nature profondément incontrôlable de ce monde, forcément «un peu terrifiant».

D’ailleurs, tout comme M. Jourdain faisait de la prose à son insu, «les enfants font de la poésie sans le savoir», estime Gilles Latour. De façon «toute simple, naturelle et spontanée», leur poésie contient «déjà tout ce que j’aime: de l’humour, des surprises et du charme», avoue celui qui a été directeur littéraire durant quelques années (il supervisait la collection Fugues/Paroles de L’Interligne).

Lui qui considère la poésie «comme un repas de tapas»: de petites bouchées à grignoter « selon notre capacité à les absorber et notre disponibilité pour le faire», ne «lit jamais un recueil d’une seule traite». Il préfère picorer «plusieurs livres à la fois», en les laissant l’habiter «pendant des mois».