La «Julia Child du Québec» intronisée

Rollande Desbois était une foodie avant l'heure, avant même que le mot ne soit inventé.

Rollande Desbois était une foodie avant l'heure, avant même que le mot ne soit inventé. D'autres l'ont surnommé la «Julia Child du Québec».


Il n'était pas étonnant qu'elle soit reçue membre de l'Ordre du Canada, un honneur qui lui a été conféré lors d'une cérémonie protocolaire, vendredi, à la résidence du gouverneur général à Ottawa.

C'était un retour aux sources en quelque sorte. Ses premiers cours de cuisine, elle les a donnés à Ottawa en 1971, aux adultes qui s'inscrivaient à l'éducation permanente au Ottawa-Carleton Catholic School Board. Elle l'a fait pendant trois ans, avant de suivre son mari, Romain Desbois, cadre supérieur à Radio-Canada.

«Nous habitions à Vanier, près du pont de la rue Saint-Patrick. Plusieurs de mes élèves étaient des épouses d'ambassadeurs, s'est-elle rappelée, quelques jours avant d'être décorée par le gouverneur général David Johnston. Elles ne venaient pas nécessairement pour apprendre à cuisiner elles-mêmes, mais plutôt pour savoir quoi demander à leurs domestiques!»

Les cours duraient 12 semaines, une session à l'automne et une session à l'hiver.

«J'ai aussi donné un cours pour les hommes seulement. Quatre semaines de cours. Je crois avoir été la première à faire ça...» souligne-t-elle.

La scène culinaire de la capitale ne ressemblait en rien de ce qu'elle est devenue aujourd'hui. Il y avait bien le café Henry-Burger, mais aussi des tables comme le Canadian Grill, le grand restaurant du Château Laurier (rebaptisé Wilfrid's depuis), le Café du Centre national des arts, et le Cercle universitaire, qui abrite aujourd'hui l'école de cuisine Cordon Bleu. «Mais à Ottawa, j'avais davantage l'impression que les gens appréciaient plus se recevoir entre eux à la maison plutôt que de sortir au restaurant.»

Son intérêt pour la gastronomie était venu un peu par hasard. En 1965, son mari avait été envoyé à Londres pour diriger le premier bureau pour la société d'État en Angleterre. D'une fenêtre de la maison, elle voyait les étudiants de l'école Cordon Bleu de Londres s'activer autour de l'édifice, avec leurs vestes blanches immaculées, le tuyau de poèle sur la tête.

Fine fourchette qu'elle avait toujours été, cela avait piqué sa curiosité. 

Comme Julia Child

De cette expérience chez Cordon Bleu lui est venue cette référence à la Julia Child du Québec. 

Julia Child était une diplômée de l'école Cordon Bleu, mais celle de Paris. Elles ont eu des carrières parallèles, devenant des personnalités connues de la télévision pendant une trentaine d'années, entre 1970 et 2000. Julia Child est reconnue comme celle qui a initié les Américains à la grande cuisine française, souvent au côté du chef Jacques Pépin. Son principal ouvrage, Mastering the Art of French Cooking, publié en 1961, a été un best-seller gigantesque, dont la 18e édition a été produite en 2010. La vie de Julia Child a fait l'objet d'un film très populaire, Julie et Julia, en 2009, où la cuisinière était incarnée par Meryl Streep. L'histoire raconte les péripéties d'une blogueuse qui veut faire les 534 recettes de la bible de Julia Child.

Mais Rollande Desbois (née Tanguay) n'a jamais prétendu détenir le «Grand diplôme» de Cordon Bleu. «Je dis plutôt que j'ai été 'formée' chez Cordon Bleu»: une nuance importante. 

«L'après-midi, il y avait des démonstrations de cuisine qui étaient ouvertes au public. C'était près de chez moi alors j'y allais, simplement assister comme auditeur. Il y avait là une équipe de chefs français qui poursuivaient les traditions culinaires françaises et ils étaient très rigoureux.

«La vie était excitante à ce moment-là à Londres, c'était les Swinging Sixties, la vie ne coûtait presque rien, contrairement à aujourd'hui.»

Et c'est beaucoup en France, où la famille s'est retrouvée après son court séjour à Ottawa, qu'elle a eu l'énorme privilège de se frotter à certains des plus grands noms de la cuisine française, tant sous forme de cours que d'ateliers dans les grandes cuisines de l'époque.

Pendant quatre ans, elle s'abreuve d'ateliers avec André Guillot, suivis de stages dans des restaurants devenus des références dans le domaine: au Moulin de Mougins avec le chef Roger Vergé, au restaurant Lameloise avec le chef Jacques Lameloise, Chez Rostang, à Paris, avec Michel Rostang, au Négresco, à Nice, avec le chef Jacques Maximin, à l'école Gaston LeNôtre, à Versailles, à l'école LaVarenne, à Paris, etc.

«Après ces années tumultueuses à Londres, nous sommes arrivés à Paris où là aussi la scène culinaire bouillonnait. De jeunes chefs comme Michel Guérard, les frères Troisgros mettaient pour la première fois de côté les grandes traditions héritées d'Auguste Escoffier. C'était ressenti comme une libération. On allégeait les sauces en faisant réduire les fonds plutôt qu'en ajoutant des roux (farine-beurre), on a arrêté de surcuire les légumes à la faveur de cuissons al dente, on a cessé les cuisines lourdes, on découvrait les coulis de fruits.»

«Pendant ce temps, Paul Bocuse popularisait sa 'cuisine du marché', réalisée à partir des produits de saison, frais du jour, qu'il se procurait le matin même, au marché local.»

Le chef Guillot l'a beaucoup marqué, se rappelle-t-elle, pour «sa rigueur». 

«Il m'a beaucoup stimulé et à travers lui j'ai fait la connaissance de jeunes chefs comme Marc Meneau, Jacques Chibois, Jacques Maximin, etc.» 

La cuisine fonctionne ainsi, une génération formant la suivante, qui forme la prochaine. Ainsi, Rollande Desbois est de la génération de Roger Vergé, décédé l'été dernier à l'âge de 85 ans.

Vergé, par exemple, a été un mentor d'Alain Ducasse, devenu à son tour un monument de la cuisine française. 

Et ainsi de suite.

De retour au Canada

À la fin des années 1970, la famille Desbois et leurs cinq enfants reviennent pour de bon au pays et s'installent à Montréal.

S'amorce alors une longue période de collaboration à des émissions de radio et de télévision. C'est l'époque où Henri Bernard propose sa «fine cuisine» à l'école qui porte son nom, où Jehane Benoît et Juliette Huot sont des figures populaires du petit écran, comme le chef Paul Martin. Pendant ce temps, les anglophones sont scotchés à leur écran où le «Galloping Gourmet», Graham Kerr, fait des recettes dans un studio de CJOH à Ottawa. 

Rollande Desbois et sa simplicité, même en faisant des recettes complexes, devient donc une collaboratrice de Clémence Desrochers à son émission Les trouvailles de Clémence, puis avec Serge Laprade à l'émission Entre nous, sur le réseau TVA de 1983 à 1985, puis à Au jour le jour, une quotidienne animée par Dominique Lajeunesse et Normand Harvey. Elle saute d'un réseau à l'autre sans problème, va à Télévision Quatre-Saisons - l'ancêtre de Canal V - à l'émission La bonne table, puis retour à TVA à Des gens heureux, etc.

Pendant toutes ces années, elle donne des cours aux adultes à l'Institut de tourisme et d'hôtellerie du Québec, puis à l'Académie culinaire, etc.

Elle a évidemment ralenti un peu ces dernières années mais elle ne s'est pas enfoncée dans son fauteuil. Elle court encore les événements gastronomiques à Montréal avec une fébrilité presqu'adolescente. Pourquoi? Pour nourrir son blogue, car elle est une femme bien de son temps. L'année 2016 marque le 10e anniversaire de sa collaboration sur la toile où elle propose des recettes pour toutes les occasions, et fait connaître des événements culinaires à un public qui est résolument différent de celui des Bob le chef, Louis-François Marcotte et autres.

Avec sa médaille de l'Ordre du Canada, Rollande Desbois rejoint plusieurs autres chefs, foodies et communicateurs qui ont été honorés pour leur collaboration à la table canadienne depuis l'instauration de cette médaille de reconnaissance en 1967. Citons au passage d'une liste absolument pas complète les Soeur Angèle Rizzardo, Marcel Kretz (hôtel La Sapinière), l'auteure Hélène-André Bizier, Jamie Kennedy et Normand Laprise (Toqué!). 

Et depuis vendredi, Rollande Desbois, toujours active!