Jean-Jacques Pelletier au temps des croyances

Le romancier Jean-Jacques Pelletier

Un évêque crucifié. Un imam décapité. Et un rabin agonisant. La religion a toujours été une maille dans les polars de Jean-Jacques Pelletier. Cette fois, il en fait carrément le fil de trame de Machine God. L'auteur de politique-fiction n'hésite d'ailleurs pas à servir une mise en garde: «La religion sert à tuer.»


«Sur les portes des églises, des mosquées et des synagogues, on devrait pouvoir lire le même message que sur les paquets de cigarettes: le danger croît avec l'usage. Car il est dangereux de croire au lieu de comprendre», renchérit M. Pelletier.

Si l'auteur de la tétralogie des Gestionnaires de l'apocalypse et Dix petits hommes blancs, entre autres, vise spécifiquement les trois grandes religions monothéistes, dans son plus récent titre, c'est parce que «par définition, elles suscitent plus facilement l'intolérance».



«Comment peux-tu t'ouvrir au dialogue quand tu es convaincu de détenir la vérité, qu'il n'y a qu'un seul dieu: le tien?» demande-t-il, à l'autre bout du fil.

Ces intolérances et fermeture d'esprit, un «artiste» tel Hilliard (qu'on a déjà vu à l'oeuvre dans Dix petits hommes blancs) ne peut justement que planifier de les exacerber. Pour ce faire, il mettra en scène les meurtres de trois représentants religieux américains bien connus, pour mieux soulever les passions (en provoquant et nourrissant la peur) dans la population, les coulisses du pouvoir... et dans les médias - incluant les médias sociaux, bien sûr.

Hilliard parviendra d'autant plus facilement à ses fins qu'il peut compter sur les réflexions mûries et nombreuses remises en question de Victor Prose pour alimenter son discours de guerre contre les religions.

Ainsi, pendant que l'inspecteur new-yorkais Chase croise la route d'une Natalya désespérément en quête d'une trace de Prose; que Théberge et Duquai reprennent eux aussi du service pour faire la lumière sur cette nouvelle affaire, les manchettes accrocheuses, les appels à la haine des présumés persécutés mettent la Toile à feu et à sang. Parce que le public en général semble n'y voir qu'une guerre de religions...



«Manifestement, certains croient qu'une vie morale est impossible sans religion, explique Jean-Jacques Pelletier. Comme plusieurs croient dur comme fer tout ce qui est publié dans les journaux ou sur Internet, ou tout ce qui est présenté à la télévision ou à la radio. Comme si jouer en boucle une nouvelle, ou la commenter à qui mieux mieux, lui donnait plus de valeur, la rendait plus vraie et crédible...»

Dans ces conditions, «tout peut donc être transformé en religion, aussi bien la parole des politiques que ce que rapportent les médias», déplore Jean-Jacques Pelletier, qui a, tout comme Prose, longtemps enseigné la philosophie au cégep.

«Si vous croyez, vous savez; et si vous savez, vous n'avez plus besoin d'apprendre pour comprendre. La première victime de la croyance, c'est l'intelligence!»

Quant à Victor Prose - kidnappé à la fin de Dix petits hommes blancs et refaisant surface deux ans plus tard - il pourrait bien devenir la victime de la machination de Hilliard. En effet, tous les indices relevés sur les scènes des crimes de l'évêque, de l'imam et du rabin pointent vers lui. Si bien qu'il devient vite, aux yeux de tous, public, journalistes, politiciens et enquêteurs, l'ennemi public numéro un...

L'esprit critique à l'heure d'Internet

Or, connaître notamment les contraintes des médias, qu'elles soient liées à l'espace restreint pour détailler un article ou au besoin de combler du temps d'antenne en continu, permet plus facilement de développer un esprit critique essentiel, soutient M. Pelletier.



«Plus les enjeux sont importants, plus on devrait faire attention à ce qu'on lit et ce qu'on entend. Ne serait-ce que parce que nous vivons dans une période insécurisante qui rend les croyances, quelles qu'elles soient, encore plus réconfortantes...»

Et si Internet ne peut changer la nature d'une rumeur ou d'une croyance, il en a assurément décuplé la vitesse de propagation. À l'instar de l'arrivée de l'écriture, tient toutefois à rappeler l'auteur.

«À l'époque, l'écriture a remplacé la tradition orale en donnant accès non seulement à la parole de plusieurs à la fois, mais à celle des morts, en plus!»

Aujourd'hui, la société vit une nouvelle étape dans le flux d'information disponible.

Le hic? «C'est comme si l'esprit critique n'arrivait pas à se développer aussi vite...» déplore Jean-Jacques Pelletier.

L'art a donc un rôle à jouer, dans le développement dudit esprit critique, selon lui.

«L'essentiel d'une oeuvre, c'est de toucher les gens, d'attirer leur attention pour leur faire voir les choses autrement, fait-il valoir. Paul Klee ne disait-il pas que l'artiste sert à rendre les choses visibles?»

C'est d'ailleurs ce qu'il fait, à sa manière, depuis les premiers pas de la mystérieuse F et de Blunt dans L'homme trafiqué et Les treize derniers jours, par exemple.



«Mes romans ont toujours été une façon de faire quelque chose de mes questionnements et frustrations. Avec Machine God, j'ai essayé de montrer les moteurs des croyances, pour nous amener à réfléchir sur leur potentiel de destruction.»

Prose sur pause

Toutefois, Jean-Jacques Pelletier a maintenant envie de donner «une pause» à Victor Prose (son alter ego avec qui il a déjà «coécrit» ses essais La Prison de l'urgence, La Fabrique de l'extrême et Les taupes frénétiques) ainsi qu'à Natalya, qui oeuvre à le protéger depuis quelques titres déjà.

«Disons qu'ils méritent des vacances!» lance-t-il gaiement.

Cela ne veut pas dire que l'auteur en prendra de son côté. Au contraire, il planche déjà sur un prochain roman, dans lequel il a envie de «réinventer la manière et les personnages».

Voilà pour la forme. Le fond, lui, devrait rester. «Je serai toujours intéressé par les aberrations de notre monde, qui ne cessera pas de sitôt de m'inspirer!» confirme M. Pelletier, mi-figue, mi-raisin.